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<title>LE PARADOXE</title>
<author>IEAN BODIN ANGEVIN</author>
<principal>Ioannis Evrigenis</principal>
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<resp>Prepared under the supervision of</resp>
<name>Tim Buckingham</name>
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<publisher>Perseus Project</publisher>
<publisher>Trustees of Tufts University</publisher>
<pubPlace>Medford, MA</pubPlace>
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<title>LE PARADOXE</title>
<author>IEAN BODIN ANGEVIN</author>
<date>1990</date>
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<head>LE PARADOXE
DE IEAN BODIN ANGEVIN,
QV'IL N’Y A PAS VNE SEVLE
vertu en mediocrité, ny au milieu de deux vices.
Traduit de Latin en François, & augmenté en plusieurs lieux.
A PARIS,
De l'imprimerie de Denys du Val, rue S. Iean de Beauvais, au Cheva volant
M.D.LXXXXVIII.
Auec privilege du Roy.</head>
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<div>A MESSIRE CLAVDE
DE LISLE, SEIGNEVR DE
Mariuaux, Cheualier des deux ordres, Capitaine de cinquante hommes d’armes, Lieutenant pour le Roy au gouuernement de l'Isle de France, & gouuerneur de Laon, & pays Lannois.
Vovs voyez, Monsieur, ce liure habillé à la françoise, qui vos sera plus aggreable à mon aduis, qu’ayât le masque Latin: car côbien que le Latin vous soit aussi familier que le François, si est ce qu’on aime tousiours mieux le citoyen que l’estranger: & neantmoins, quelque langue qu’il parle, vous le deuez plus aimer & caresser que nul autre liure que vous ayez, non pas pour traiter l’art militaire, que vous auez appris en courant mile dangers: ny pour les affaires d’estat, que vous pratiquez continuellement: mais pour traiter le plus beau subiet qu’on puisse desirer, c’est à scauoir, du souuerain biê, & des vertus ausquelles vous estes estroictement obligé, pour auoir esté par icelles éleué en aussi haut degré d’hon- <milestone unit="card" n="4"/> neur que peut estre gentil-hôme de vostre aage: & aussi qu’elles vous ont appris à gouuemer en toute integrité & iustice les subiets du Roy, qui luy a pleu mettre sous vostre côduite, detestant ceux qui escorchent le peuple, qui hument son sang auidement, voire le rongent iusques aux os, & non contens ils succent encor la moüelle des os: ce qu’ils ne feroyent iamais s'ils auoyent part aux bonnes lettres, & manié les bons liures que vous auez tousiours aimé dés vostre ieunesse: car ils y verroiêt les tragoedies terribles, & issues luctueuses des tyrans chassez de leurs tanieres, massacrez & précipitez, leurs posterité à iamais ruinee, leurs maisons rasees, & leur memoire abolie. C’est pourquoy les anciens ont tousiours armé la deesse Pallas: pour monstrer que les Princes, Gouuerneurs, & Capitaines n’ont pas moins affaire des liures que des armes. Or ce liure estant court & bref, pour vn si beau subiet, ne tiendra pas grâde place, & sera bien tost leu: & s’il est aggreable à vostre iugemet clair & subtil, s'il en fut onques, il sera bien venu par tout: & en ceste asseurance ie vous baiserai les mains.
Vostre affectionné seruiteur. I.B.
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LE PARADOXE MORAL
DE IEAN BODIN ANGEVIN,
Qu’il n’y a pas vne seule vertu en mediocrité,
ny au milieu de deux vices: en forme de
dialogue du Pere & du Fils.
LE FILS. Plvsievrs ont trouué bien estrange, que vous mon Pere ayez
mis en auant paradoxe contre lopinion cômune, qu’il n’y a pas vne seule vertu en mediocrité, ny au milieu de deux vices: & que le souuerain bien des hommes ne git point en l'action de vertu. Et d’autant qu’il n’y a question plus belle pour le subiet que se présente, n’y chose plus desirable que la ioüissance du souuerain bien, ie scaurois volontiers de grâce, si vostre commodité le permettoit, ce qu’il vous en semble pour en estre informé au vray.
LE PERE. Nous scauons assez, mon fils, combien les peres s'affectionnent pour leurs enfans: & que le plus souuent ils otroyent à tort ou <milestone unit="card" n="6"/> à droict tout ce qu'ils veulêt: mais d’autant que le fils ne peut demander au pere, ni le pere accorder au fils chose plus raisonable que la doctrine belle & honeste, qui git principalement aux vertus illustres, & en la cognoissance du souuerain bien, i’acorde tresvolontiers vostre requeste.
</div>
<div2 type="textpart" subtype="section">F. Puis qu'il vous plaist ainsi, mon pere, pour tenir vn ordre certain, & que le commencemet se raporte a la fin, le milieu à l’vn & à l’autre, & chacune partie au total, enseignez moy ie vous prie en premier lieu que c'est que bien.
</div2><div1>P. Ce qui est profitable & vtile à celuy qui en ha la ioüissance. </div1>
<div2 type="textpart" subtype="section">F. Beaucoup de choses sont vtiles & profitables à chacun: mais ie scaurois volôtiers q est le plus grâd biê. </div2><div1>P. C'est la chose la plus vtile & la plus nécessaire à toute creature qu'on peut imaginer, c’est Dieu duquel toutes les sources de biens sont issues & riê de mal, c’est celuy qu'on peut à bon droit appeler bon de soy mesme, & seul bon.
</div1>
<div2 type="textpart" subtype="section">F. Qu'estce que mal? </div2><div1>P. Il ne se peut scauoir. </div1>
<div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy non? </div2><div1>P. Parce que le mal n'est riê: or ce qui n'est point ne se peut definir, ni môstrer, ni pourtraire: & par consequent on ne peut scauoir que c'est, sinon <milestone unit="card" n="7"/> par forme de priuation: comme quâd nous disons les tenebres estre faute de lumiere: ainsi le mal se peut dire defaillance de bien, car en tous discours on doit premièrement chercher si la chose dont est question est en nature,- au parauant qu'on s'enquiere que c'est, ou quelle elle est, & pourquoy, & à quelle fin elle est faicte.
</div1>
<div2 type="textpart" subtype="section">F. Si le mal n'est rien, qui fait mal, fait rien. </div2><div1>P. Il est vray: & pour ceste cause le gêtil Attilius disoit fort à propos, qu'il vaut mieux estre oisif, que de rien faire, c'est à dire, faire mal.
</div1>
<div2 type="textpart" subtype="section">F. Celuy qui fait rien ne merite pas d'estre puni: celuy qui fait mal fait rien: par conséquent celuy qui fait mal à tort & sans cause est puni. </div2><div1>P. Ce paralogisme n'est pas receuable entre les philosophes, pour l'equiuocation qui est d'estre oisif, & rien faire. & si l'oisiueté estoit capitale par les ordonnances d'Athenes, combien la peine doit estre plus griefue contre ceux qui font rien, c’est à dire qui font mal? Il faut donc conclurre tout le contraire de ce que vous auez dit: Quicô que fait mal doit estre puni: quiconque fait rien fait mal: il sensuit donc que quiconque fait rien doibt estre puni.
</div1>
<div2 type="textpart" subtype="section">F. S'il n’y a point d’autre resistance au <milestone unit="card" n="8"/> mal que le defaut ou priuatiô de bien, pour quoy estce que Aristote dit que le mal est contraire au bien? </div2><div1>P. En termes de philosophie on ne se doibt iamais arrester à l’authorité: mais il faut balâcer tout au contrepois de la raison: car mesmes Aristote ne fit onques mise ni recepte de l’authorité de son maistre Platon, non plus que de tous les autres philosophes, or lon void que nô seulement Aristote s’est mespris en ce qu’il ha fait le mal contraire au bien, ains aussi en ce qu’il estime le bien estre fini, & le mal infini, & que le mal procédé de la matiere.
</div1>
<div2 type="textpart" subtype="section">F. Excusez moy s’il vous plaist, si ie nenten pas bien ce que vous voulez dire. </div2><div1>P. le l’eclairciray mieux si ie puis. Tout ce qui est en ce monde est bon, en ce qu'il ha participation de quelque essence: or si le mal estoit quelque chose entre les creatures, vne mesme chose seroit bonne, & ne seroit pas bonne pour mesme subiet, & deux positions contradictoires seroyêt véritables & compatibles contre nature: & qui pis est Dieu autheur & source inépuisable de tout bien, seroit cause de tout mal, ce qui ne doibt pas entrer au cerueau des hommes.
</div1>
<div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy donc appelôs nous les paricides larrons & adulteres
mauuais? ou <milestone unit="card" n="9"/> s’il y a vn Dieu, comme nous asseurons, d’ou vient le mal? & s’il n’y a point de Dieu, comme disent les atheistes, d’ou vient le bien? de dire que les meschans hommes ne valet rien, cest parler impropremet: & toutesfois il faut ainsi s’accommoder au menu peuple pour luy faire hair les actes que font les mechans, lesquels actes sont damnables de soi: mais à parler proprement, on peut dire que les paricides & voleurs sont moins bos que les gens de bien & d’honneur: & plus on s’eloigne du souuerain biê, moins on est bon: & par ainsi puisque le mal purement & simplement pris est ce qui manque de tout bien, & qui n’a aucune essence, substance, ni place en toute la nature, & qui ne se peut imaginer que par priuation de bien, il est impossible que le mal prenne son origine de la matiere cree de Dieu, & qui participe de sa bonté: car la matiere seroit pire que le mal, & Dieu seroit encor pire que l’vn & l’autre: corne le feu est tousiours plus chaud que l’eau chaude, qui n’a chaleur q du feu: il faut donc conclurre qu’il n'y a point de mal en la matiere, & beaucoup moins es choses composées d’icelle.
</div2>
<div2 type="textpart" subtype="section">F. Soit ainsi que la matiere soit bonne, & qu’elle n’est pas cause du mal: si estce que <milestone unit="card" n="10"/> ie ne puis bien comprêdre pourquoy le mal n’est côtraire au bien. </div2><div1>P. Si l’vn estoit contraire a l’autre, le mal auroit certaine essence, comme le biê, chose impossible, comme nous auons monstré ci dessus: & seroyent tous deux soubs mesme genre: & si l'vn estoit infini, aussi seroit l’autre par la nature des choses contraires, or nous voyons que le souuerain bien qui est Dieu, est infini en toutes sortes, & le mal ne peut estre fini, ni infini, n’estant rien: & s'il estoit ainsi qu’Aristote pensoit, que le bien fust fini, & le mal infini: Dieu seroit plus foible que le mal, & ia pieca la malice estant infinie, eust estaint & amorti la bonté finie, & renuersé Testât de ce monde: tout ainsi que si le feu estoit infini, long temps ha qu’il eust embrazé & réduit en cendre les autres elemens.
</div1>
<div2 type="textpart" subtype="section">F. Y a il quelq chose infinie en ce monde fini? </div2><div1>P. Il est impossible: aussi n’y a il que Dieu infini, que pour ceste cause le monde fini, ni creature quelquonque ne peut comprendre: & par conséquent il sensuit bien qu’il n'y a rien côtraire à Dieu: & beaucoup moins le bien au mal qui n’est riê. c’est pourquoy le maistre de sagesse ha tresbien dit que la malice ne surpassera iamais la bonté: si donc le souuerain bien est tresgrand & <milestone unit="card" n="11"/> trespuissant, le mal, si mal y a, ne peut qu’il ne soit foible en toutes sortes, mais quand ie di mal, ie n’enten pas le subiet par côcretion qui ha vne qualité vituperable, car c’est vne substance bonne, encor qu’elle soit moins bonne pour telle qualité, ains i’enten vne pure priuatiô de tout bien, soit substantiel ou accidentai.
</div1>
<div2 type="textpart" subtype="section">F. Puisque tout bien decoule de Dieu, source inepuisable de bonté, pourquoy ne dirons nous que tout mal vient de la source de malice, & d’vn principe de tous maux? </div2><div1>P. C’estoit l’aduis de Manes Persan, qui n’a pas moins d’impieté que d’absurdité: car faisant deux principes en ce monde égaux en puissance, l’vn de tout bien, & l’autre de tout mal, il n’a pas considéré que ce monde ne pourroit aucunemêt subsister entre deux si puissans ennemis en puissance égale & infinie, combatans l’vn contre l’autre, comme il seroit nécessaire n’ayant rien plus grand qu’eux pour les accorder, c’est pourquoy il est dit en l’escripture saincte, que Dieu establit l’accord entre les puissances treshautes, qui sont les deux & les anges celestes, auec vne infinie puissance de sa majesté.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Ou mettrons nous donc l’origine de tant de maux? </div2><div1>P. Au seul defaut de bien: & <milestone unit="card" n="12"/> tout ainsi que la lumiere estainte n'y a que tenebres, & qu’en tirant les colomnes & piliers, le bastiment vient à ruiner: ainsi voyons nous les ruines, calamitez, guerres & mortalitez aduenir quand Dieu retire sa bonté, côme en Iesaye, ie suis, dit il, le grâd Dieu qui à formé la lumiere, & créé les tenebres, faisant la paix, & créant le mal: il n’a pas dit faisant le mal, & faisant les tenebres: car Dieu ne peut faire mal, dautât que pouruoir faire mal n’est autre chose que foiblesse & impuissance de celuy qui peut faire rie, c’est à dire mal, qui n’est autre chose que faute de bie, car la creatio est de pure priuatiô.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Dirons nous donc que les diables sont bons? </div2><div1>P. Tout ce qui est, en tant qu’il est creature de Dieu, il est bô: or les diables sont creatures intellectuelles, qui tienent lessence de Dieu, la raison, & la volonté, & ne sont pas mauuais de soi par nature: mais bien ils sont moins bons que les anges, ainsi que le fer est moins bon que l’or, & la poizon moins bonne que la medecine: mais ce tresgrand monarque du monde à disposé ses Anges comme gouuerneurs & présidés, non seulemet en chacune prouince & cité, ains aussi en chacune famille, voire à chacune personne: comme en cas pareil il a <milestone unit="card" n="13"/> ordonné des bourreaux executeurs de sa haute iustice, pour prendre la iuste vengeance des forfaits d’vn chacun: & à ce propos disoit le sage en ses allegories, n’accusez pas le seruiteur car il s’en plaindra au maistre: or c’est lordinaire des fols d’acuser les diables. & tout ainsi qu’il n’y a rien plus propre à la nature de Dieu que de produire, former, & conseruer toutes choses: aussi la charge des diables est de gaster, perdre & corrompre par guerres, pestes, & famines: & neântmoinsils ne peuuent rien sans lexpres commandement de Dieu, ou permission d’iceluy, ou des puissances celestes: de sorte mesmes que les calamitez, pestes & famines sont bonnes & vtiles entant qu’elles procèdent de la volonté & iustice de Dieu: & la plus dâgereuse menace qu’il fait aux siens est quand il leur dit qu’il ne les chastira plus.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy mesurez vous le bien au pied du profit? </div2><div1>P. Parce que tout ce qui est bon est aussi vtile & profitable, & s’il n’est vtile il n’est pas bon. & pour ceste cause les Stoiciens disoyent fort a propos, que mal ne peut iamais aduenir à l’homme de bien: non pas pource que les choses contraires ne se peuuêt mesler ensemble, come Boëce & Seneque sont d’aduis (car nous auons <milestone unit="card" n="14"/> monstré que le mal n’est iamais côtraire au bien) mais d’autant que les chastimens & afflictions qui aduienent aux gens de bien, qu’on estime maux, luy sont fort vtiles, voire autât necessaires que le boire & le manger à la vie des hommes.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy donc Aristote appeloit il sages & vertueux Thaïes & Anaxagoras, & neantmoins inutiles à eux mesmes, n’estans pas si bons ménagers que luy, qui mourut riche de plus d’vn milion d’or, qui tira d’Alexandre le grand pour composer les liures des animaux quatre cents quatre vings mil escus. </div2><div1>P. Parce que Aristote à separé l’honneur d’auec le profit: mais Socrate a beaucoup mieux dit, que la peste la plus capitale qui aduint iamais aux hommes, proceda de ceux qui premierement ont separé le profit d’auec l'honneur.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Si est ce qu’il y a beaucoup de choses vtiles qui n’ont ni bien ni mal en soi: comme le bestial, les fruits, les pierres, les metaux. </div2><div1>P. Si tout cela est profitable, puis que nature ne produit rien qui ne soit vtile, il faut aussi confesser qu'il est bon: c’est pourquoy il est escrit que Dieu après la creation du monde, faisant la reueüe de toutes ses creatures, iugea que tout estoit tresbon: <milestone unit="card" n="15"/> autant diron nous des richesses, que les Academiques mettoyent entre les choses indiferêtes, & qui neâtmoins sont appelees benedictions de Dieu quand elles ne sont pas iniustement acquises: autant de la force, & de la beauté des creatures, qui est vn rayon de la beauté Diuine: & pour ceste cause les anciens Grecs couployent tousiours ces deux motz καλον καγαθον, c’est à dire bel & bô. afin qu’on n’estimast rien estre beau qui ne fust bon: & mesmes les Hebrieux voulâs dire qu'vne femme est tresbelle, ilz disent qu'elle est tresbonne: comme les courtisans du Roy d'Egypte ayâs veu la beauté de Sara tresexcellente, ilz dirent au Roy qu'elle estoit tresbonne, mod tova <milestone unit="card" n="in Hebrew letters"/>.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. N’estimez vous pas que le bien & la fin de chacune chose est tout vn?
</div2><div1>P. Il faut leuer ceste opinion d’Aristote qui a meslé le bien & la fin tout ensemble, quoy qu’ilz soyent fort eloignez l'vn de l'autre: car le debuoir de l'homme, & la fin pourquoy il est né, & son plus grâd-bien, & le souuerain biê de toutes choses; sont du tout differents.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Questce que la fin?
</div2><div1>P. C’est la cause pour laquelle chacune creature est produite en ce monde.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. En quoy le bien de l'homme est il <milestone unit="card" n="16"/> different de sa fin? </div2><div1>P. La fin de chacune chose est hors la chose mesme, & ordinairemêt nous voyons que la fin d'vne creature se raporte à vne autre, iusques à ce qu'on soit paruenu à la derniere & tresexcellent fin de toutes choses: car il est bien certain que rien n'est fait pour soy mesme: & neâtmoins le biê de chacune chose se raporte à la chose mesme, & est désiré pour le profit d'icelle, & nô pas pour vne autre: car chacun s'aime mieux que le biê qu'il cherche pour son aise & côtentement, encor que le biê fust meilleur que la chose bonifiee.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Declarez moy s’il vous plaist plus ouuertement ce que vous entendez. </div2><div1>P. Soit pour exemple l’herbe qui est faicte pour la nourriture du bestiail: & le bestiail pour l'vsage de l'homme, encor qu'il doibue bien tost périr pour le seruice de l'homme: toutesfois il n'y a personne qui pense que telle fin du bestiail soit leur bien, qui ne nuit iamais à celuy qui ha: ains au contraire tous animaux fuyent la mort autant qu'il leur est possible: aussi la fin de l'homme n'est pas le souuerain bien de l'homme: car chacun mesure son bien au profit ou plaisir qu'il on reçoit, qui n’a le plus souuêt qu’vne apparence exterieure de biê: mais la fin de chacune <milestone unit="card" n="17"/> chose est certaine & ordonnée par le createur, encor qu’il y ait vn bien cômun à toutes choses, ascauoir d'estre bien selon sa nature & qualité.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Ce seroit chose infinie de rechercher par le menu la fin de toutes choses: il me suffira biê pour le present de scauoir à quelle fin l'homme est venu en ce monde. </div2><div1>P. Pour la gloire de Dieu, qui est la derniere fin de toutes choses: en quoy le Philosophe Auerroes s’est mespris disant que l'homme est la fin de toutes choses: car les causes etemelles ne dressent pas le but de leurs actions poux autre que pour soymesmes, & n'est pas conuenable à la Maiesté Diuine de rapporter oeuures à autre que à soy mesme.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy? </div2><div1>P. car nature ne peut souffrir vne suite infinie de causes, & celuy qui la voudroit poser il aneantiroit du tout la nature du souuerain bien qui ne se pourroit iamais trouuer.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Comment se peut il faire que celuy qu’on rotit tout vif a petit feu soit paruenu à la fin à laquelle il estoit né, ou qu'il serue en despit de luy à la gloire de Dieu?
</div2><div1>P. affin qu’on sache que le biê & la fin de l'homme sont fort différents, & qu'il n'est pas conuenable à la Maiesté Diuine de rien faire que <milestone unit="card" n="18"/> pour le respect premier & principal de soy mesme, encor que ses creatures seruent les vnes à l’vsage des autres: c’est pourquoy Dieu parlant de ses oeuures, i’ay fait, dit il, toutes choses pour moy, voire le plus meschant pour seruir à ma gloire au iour de la vengeance.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Encor ne puisse entendre comme il se peut faire que les meschans seruent en depit d’eux à la gloire de Dieu qu’ils ont en abomination. </div2><div1>P. Cela se void quand les hômes detestables sont éleuez au plus haut lieu d’estat, pour estre plus lourdement getez & precipitez aux plus bas lieux: ou bien quand Dieu tourne les homicides, larcins, & sortileges à la perdition des meschans, ou bien au chastiment salutaire des siens: car on peut tenir ce beau secret pour maxime trescertaine de la bonté de Dieu, quoy que facent les meschans, iamais toutes fois Dieu ne permet aucun mal estre fait, s’il ne cognoist qu’il en puisse réussir vn plus grand bien, & que sa gloire en soit plus eclarcie: & toutes fois on ne peut dire que le meschant, qui souffre la iuste peine de sa vie execrable, soit bien heureux, ou que Dieu soit frustré du fruit de sa gloire, lequel parlant de Pharaon, ie tay, dit il, fait naistre en ce monde, <milestone unit="card" n="19"/> affin de faire cognoistre en toy ma puissance, & que par ce moyen mon honneur soit publié par toute la terre: & toutes fois la fin de ce grand Roy fut très miserable: ce qui s’entêd aussi d’vn sens plus secret de ce grâd Pharaon destructeur des choses elementaires, qui toutes fois n’en scauroit tant ruiner que Dieu en peut refaire en vn momêt: car ce qui est eternel n’est point subiet à la mesure du temps.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Puisque vous auez separé le bien de chacune chose d’auec la fin d’icelle, & la félicité humaine du souuerain biê, pourquoy ne dirons nous que ce grand & souuerain bien est le subiet de la sciêce morale? </div2><div1>P. C’est bien l’aduis d’Aristote traitant de souuerain bien: mais d’autât que Dieu est de soy mesme parfaitment bon sans auoir égard à ses creatures, il ne peut estre le subiet de la science morale, bien est il le seul & principal but de la theologie.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Que dirons nous donc qui est le subiet de la science morale? </div2><div1>P. L'homme disposé à receuoir la félicité humaine.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy? </div2><div1>P. Car toute science qui git en actiô, ha pour subiet la chose à la quelle le fruit & profit d’icelle est acquis: comme la medecine ha pour subiet le corps <milestone unit="card" n="20"/> humain, pour lequel on cherche des remedes, & non pas les medicamets, ni la santé mesmes n’est pas desiree pour le respect d’icelle, mais pour le biê du corps: ainsi dirons nous que le subiet de ceste sciêce morale n’est ni la fin de l'homme, ni son bien, ni l’action de vertu, ains l’homme disposé à receuoir la félicité humaine, pour lequel on cherche de bons preceptes, & auertissemens salutaires, soit pour conseruer la santé de l’esprit, soit pour la recouurer quand elle est perdue, soit pour chasser les pestes & maladies de l’ame, soit pour acquérir à l'homme son dernier bien.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. I'auois appris d’Aristote que le souuerain bien est ce qui est désiré pour le seul respect d’iceluy. </div2><div1>P. Il s’abuze aussi en cela, car soit que le bien qu’on désiré soit veritable ou apparent, il n’est pas désiré pour son respect, mais pour le regard de celuy qui le desire & qui en veut iouir: & mesmes nous ne desirons pas voir les choses tresbelles pour le respect de leur beauté, ains pour nostre plaisir & cotentement. Il s’ensuit donc que le souuerain bien de l’homme n’est pas le subiet de ceste sciece: & beaucoup moins le souuerain bien de soy qui est Dieu.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. I’enten maintenant que Dieu de <milestone unit="card" n="21"/> soy mesme est le souuerain & parfait bien infini: les autres biens sont finis & imparfaits, & d'autânt moins sont ils parfaits qu’ils sont eloignez du souuerain bien: mais chacun ne peut il pas auoir & posséder ce grâd bien tresparfait & infini, & par la ioüissance & possession d'iceluy estre tresheureux?
</div2><div1>P. Cela ne se peut faire, soit que la chose finie comme la creature, ne peut comprêdre Dieu qui est infini: soit que le possesseur est tousiours plus estime que la chose qu’il possédé: de sorte que si l'hôme possedoit Dieu, il seroit plus grand & plus digne que Dieu: c’est pourquoy Platon disoit que nous ne sommes pas possesseurs du bien, mais que nous sommes bien heureux par la communication & participation du bien.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Dites moy donc s’il vous plaist en quoy git le plus grand & dernier bien de l'homme?
</div2><div1>P. en vne treslongue & tresheureuse vie: voila le plus grand loyer que le sage législateur à promis à ceux qui fuyant les vices suiuront la vertu, quad il dit, si tu fais cecy tu viuras longuement bien heureux, qui ne s’entend pas seulement de ceste vie présente, mais bien de la vie future qui sera beaucoup plus heureuse: aussi la lâgue saincte vse du mot hayyim <milestone unit="card" n="in Hebrew letters"/>, c’est à dire vies. <milestone unit="card" n="22"/> Quelquefois aussi la fin des commandemens affirmatifs portent ces mots, si tu fays cecy il ten prendra bien: & aux defenses qu’il fait il adiouste ces mots, s’il t’advient de contreuenir à ma defense il t’en prendra mal: pour faire entendre qu’il ne reuient rien à Dieu de tous les biens que nous scaurions faire, ains que tout le bien & le mal que l'homme fait il retourne sur luy.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Il y a beaucoup de biens qui peuuent rendre le vie de l’homme tresheureuse.
</div2><div1>P. C’est plus grâd plaisir, & le plus durable de tous, q ne peut estre sensuel, qui est si court & si cher vendu qu’il tire après soy la mort & ruine de l'homme. En quoy s’abusoit le Grec Eudoxe cuidant que le plaisir sensuel fust le souuerain bien, parce qu’il estoit ardemment desiré de tous animaux: car le plaisir des bestes brutes ne se peut rapporter à la felicité humaine, d’autânt qu’il n’y a rien qui plus rauale la viuacité de l’esprit, & qui plus luy fait perdre son excellêce que le plaisir sêsuel plus il est grand & continué, c’est pourquoy Architas Prince de Tarente disoit tresbiê que la plus dangereuse peste qui peut aduenir à l’homme est le plus grand plaisir sensuel, tât <milestone unit="card" n="23"/> s’en faut qu’il soit le souuerain biê de l’homme: & qui neantmoins luy seroit tousiours commun auec les bestes brutes, qui surpasseroyent en cela l'homme qui souffre pour vn plaisir mile douleurs, que la beste ne sent & n’apprehende point.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. En quoy donc mettrons nous le plus grand plaisir & de la plus grâde duree? </div2><div1>P. En la pleine & parfaite ioüissâce de la plus belle & plus excellente chose de toutes, qui est la fruitiô de Dieu qui ne se peut auoir que par reflexion: en cela git la plus grande félicité humaine: car de plus grande les hommes n’en scauroyent imaginer ni penser: tous les autres biens sont muables, ou beaucoup moindres, & n’ont point en soy ce contentemet & douce traquillité de l’ame, que les Grecs appellent ενθυμíαν, qui fait cesser tous désirs.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Puis qu'il n’y a bien si excellêt, ni plus beau, ni mesmes qui soit en rien egal à Dieu, & qu’en la ioüissance d'iceluy vous posez la souuerain bien de l’homme: il s’êsuit que l'ame de l'homme qui est finie, peut ioüir d'vne chose infinie, qui semble contraire à ce que vous disiez tantost, que l'homme ne peut posseder Dieu infini, & infinimêt plus excellent que l'homme.
</div2><div1>P. Nous vsons des <milestone unit="card" n="24"/> choses caduques & fragiles, & ioüissons des choses eternelles humainement, c'est à dire en tât & pour tant q la capacité humaine peut souffrir: tout ainsi q le mirouer d’autant plus qu’il est grand, pur, net, & bien aplani egalement, d'autânt mieux il represente la chose qui luy est mise au deuant, & ne contient pas pourtat la chose qui luy est representee: ainsi est il des creatures intellectuelles qui recoyuent la fruition de Dieu selon leur grandeur & capacité.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy dites vous que la ioüissance d’vne chose de si rare & parfaite beauté ne se peut auoir que par reflexion? </div2><div1>P. Affin qu’on sache que le souuerain bien de l’homme ne git ni en action, ni en côtemplation simplement, comme plusieurs estimêt, mais bien en vne certaine effusion de lumiere diuine qui aduient à l'homme quand il ha la vision de Dieu.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy donc Artistote, Plutarque, Seneque, Epictete, Ciceron, Arrian, & tous les Stoiciens tienent que l'hôme vertueux est trescontent de soy mesme, & ne cherche rien hors soy, ce que le mot Grec αυταρκεζατος, c’est à dire trescontent de soy mesme, semble signifier.
</div2><div1>P. Ce mot Grec ne se peut attribuer sinô à Dieu seul, que les Hebrieux <milestone unit="card" n="25"/> en mesme signification appellent shaddai <milestone unit="card" n="in Hebrew letters"/>, car tous les biens, grâces, & vertus soit de corps ou d’esprit que l’homme peut auoir, il ne les tient que de Dieu, auquel il doibt tout rapporter, & viser à luy tellement, qu’il depende en tout & par tout de luy seul, s’il veut ioüir de ce grand & parfait plaisir, ce qui ne se peut faire sinon en l’aimât d’vn tresardent amour, & qu’il soit aussi bien aimé de celuy duquel il desire la ioüissance.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Il semble donc qu’il vaudroit mieux mettre la felicité de l’homme en la parfaite vnion & conionction de l’ame auec Dieu, plustost qu’en la ioüissance de la beauté d’iceluy par vne effusiô de sa lumiere.
</div2><div1>P. Plusieurs sont de cet aduis, & se fondent sur lopinion de Platon, qui n’a iamais pensé de mesler le createur & la creature ensemble: mais biê disoit il que l’homme tresheureux est celuy qui plus ressemble à Dieu: car si l’vnion de Dieu & de l’ame humaine se saisoit, l’essence diuine & humaine ne seroit qu’vne mesme essence, & pour ce saire il faudroit mesler & vnir en mesme subiet la creature & le createur, la chose finie & infinie, le tresparfait, & imparfait: & d’autant que la diuinite est impatible & indiuisible, celuy qui auroit vne partie de Dieu, qui toutesfois n’a <milestone unit="card" n="26"/> point de parties, il seroit luy mesme Dieu: en quoy la pluspart des Académiques, & le Stoique Arrian se sont abusez, estimâs que l’ame de l'homme soit vne petite portiô de Dieu: car il ne se peut rien dire plus contraire à la nature Diuine que la distraire en parties: Salomon à bien parlé plus discretemet, quand il à dit que celuy qui aime Dieu de bo coeur s'aproche fort près de luy, auquel il nous est enioint de nous ioindre & adherer, & non pas de nous vnir à luy, chose incompatible à la nature Diuine, & impossible à la creature, soit humaine ou angelique.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy ne mettrôs nous la félicité de l’homme en vne gloire asseuree, ou en l’affluêce de richesses & delices, ou au grâd nombre de bons amis, ou en la parfaite santé du corps, ou en celle trâquillite de l'ame qui ne souffre aucû trouble, ou biê és beaux exploits heroiques & vertueux, ou bien en toutes ces choses ensemble? </div2><div1>P. Ce comble de tous biens plaisoit fort à Aristote, pour acomplir de tout point la félicité humaine, à laquelle on ne puisse plus rien souhaiter: mais il n’y a propos ny apparêce de vouloir accoller tat de choses ensemble, qui sont en partie incompatibles, d’auantage la nature des biens a certains degrez, & ne vienent <milestone unit="card" n="27"/> iamais ensemble, & ne furent onques veus en vne persône, côme aussi il ne s’est iamais veu vne telle meslange de tous biens auoir tant soit peu duré en la vie humaine subiete à mil & nul calamitez: & mesmes les plus sages tienent que telle continuation de richesses, de plaisirs, & d'honneurs est vn certain argumêt d’vn homme qui ne vaut gueres: car les richesses grandes ne se peuuent amasser que par vertu, & ceux qui mettent leur felicité en richesses, par necessité s’estimêt moins que les richesses: car on ne peut dire félicité, si elle n’est plus excellente que celuy qui la desire: & quant à la santé, force, & beauté du corps, elles ne se peuuent rapporter qu’a l’ame qui est plus digne que le corps: quant a la gloire, elle dépend d'vne vaine opiniô d'autruy: & les vertus ne sont pas plus honorees pour la gloire de la persône, ains au côtraire l'hôneur dépend des vertus: les amis sont recherchez pour la necessité, & neantmoins celuy qui s’y fie est maudit de Dieu: & quât aux affaires d’estat que manient les Princes & Gouuerneurs, elles se rapportent tousiours au repos, & l’action de vertu à la contemplation, celle-cy à la cognoissance du souuerain bien: la cognoissance duquel cause l’amour, & l’amour <milestone unit="card" n="28"/> tend à la ioüissance: bref on ne peut dire auoir ataint le souuerain bien quand on peut paruenir à quelque chose de meilleur: & par consequêt la felicité humaine ne peut estre en toutes choses ensemble, si on ne veut mesler le pire & le meilleur incompatibles par nature en mesme subiet.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy ne peut on faire plusieurs felicitez extremes?
</div2><div1>P. Parce que chacune ayant mesme force de rêdre l’homme bien heureux, pas vne seule ne se pourrait appeler felicité souueraine, car il n’y a riê de souuerain entre choses egales: & si l’vne suffisoit, toutes les autres seroyent inutiles: & puisque Aristote auoit mis l’action de vertu pour le souuerain biê de l’homme, il ha sans propos entremeslé les richesses, la force, la santé, estimant plus heureux celuy à qui la fortune comme il parle enfle les voiles que l’hôme vertueux affligé de maladie & pauureté: car c’est fouler aux pieds l’honneur de souuerain bien.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Puisque le souuerain bien ne git pas en action, pourquoy ne diros nous comme Platon qu’il git en contemplation? </div2><div1>P. Parce que le mot de contemplation est equiuoque, & ne signifie pas de soy la ioüissance diuine, car la côtemplation se rapporte aussi <milestone unit="card" n="29"/> bien aux choses terrestres & fragiles, comme aux choses celestes & diuines. or iamais l’esprit gentil ne cesse qu’il ne vole peu à peu au plus haut ciel, iusques à ce qu’il soit paruenu à la plus belle & plus excellente chose du môde pour la bien cognoistre, & y prendre son plaisir & contentemêt par la vision & ioüissance d’icelle, de laquelle parlant ce bon Roy & poète lyrique disoit,
Plustost Seigneur me mettras au sentier,
Qui me conduise a vie plus heureuse:
Car à vray dire on n’a plaisir entier,
Qu'en regardant ta face glorieuse.
Et en autre lieu il s’escrie bruslant d’vn ardant desir de ceste felicité,
Helas donques quand sérace
Que verray de Dieu la face?
Mais telle ioüissance est passiue, & non pas actiue, qui est du tout côtraire à la contemplation des choses inferieures à lesprit humain, qui agit aucunement en les contemplant: mais quand il s’esleue par dessus soy mesme à l’intellect actuel, qui est l’Ange, ou a Dieu qui eclaircit de sa lumiere diuine les tenebres de nos ames, alors il souffre que Dieu agisse en luy: tout ainsi que l’oeil agit quand il considéré la terre: mais il souffre quand il se tourne vers le soleil. <milestone unit="card" n="30"/>
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Toutesfois nous lisons, ce me semble, que le souuerain bien de l'homme git en la droicte cognoissance de Dieu. </div2><div1>P. C’est biê le degré le plus proche à l'amour de Dieu: car il est impossible de bien aimer deuant que de cognoistre: & pour neant toutesfois aimeroit on qui n’auroit esperance de ioüir de la chose aimée: à quoy se rapporte ce que disoit le maistre de sagesse, cognoistre Dieu est la droite iustice, & la cognoissance de sa puissance est la racine d’immortalité: il dit la racine, car le fruit de felicité git en la ioüissance. Et tant que les hômes sont en la terre parsemée de vices & ronces espineuses, ou plaine de marests fangeux, quelque vertu qu’ils ayent, qui toutesfois n’est pas grande, neantmoins elle se rapporte tousiours à l’amour, & l’amour à la ioüissance & fruition de ce qu’ô aime: car chercher ce qu’on doit aimer, & l’ayant trouué & cognu, & puis aimé sans esperâce de ioüir, ce n’est q languir: ce n’est donc pas en la cognoissance qui git le souuerain bien: mais en la ioüissance: c’est pourquoy l’amie de ce grand Roy ayât esté volée, batue, blessée en recherchât par tout son ami, s'adresse aux dames d'honneur, ie vous côiure dit elle que si vous rencontrez mon amy luy dire que ie langis d'amour. <milestone unit="card" n="31"/>
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Puis donc que les hommes ont si peu de cognoissance de ce bien souuerain tant qu'ils sont atachez au corps, & beaucoup moins de ioüissance d'iceluy, qui pouuons nous dire estre les plus heureux en ce môde apres ceux la que vous auez dit estre tresheureux? </div2><div1>P. Ceux à qui Dieu a departi la lumiere de prophetie, & qui ont la communication du bon Ange, que les autres appellent l'intellect actuel, de la splendeur duquel les gens de bien sont instruits par songes & visions de tout ce qu'il faut suiure & fuir, & auertir les Princes & les peuples de la volonté de Dieu.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Vos discours ne s’accordent pas à ce que dit Aristote, que la vie bien heureuse git en l’action de vertu, & non pas en la possession d’icelle, autremêt, dit il, les hommes endormis seroyent bien heureux. </div2><div1>P. On void en cela qu’il n’a pas entendu la vraye felicité humaine: car les plus diuins persônages qui furêt onques n’ont iamais perceu ceste ioüissance diuine sinon en dormant: c’est pourquoy la felicité de l'hôme se parfait quand Dieu agit en luy par effusion de sa lumiere & vision de sa beauté, qui na’uiêt iamais à l’homme veillant: s’il ne veille à la façon qu’il est dit au cantique d’amour, <milestone unit="card" n="32"/> mon corps dort & mon coeur veille.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Mais d’autânt qu’il y en ha peu qui aiêt ceste communication familiere de l’Ange, & beaucoup moins de ces excellens Prophetes, les gens de bien mediocrement sages ne serôt ils pas bien heureux en ce monde? </div2><div1>P. Pourquoy non? car il y a plusieurs degrez de felicité: l’homme riche qui ha iustement acquis, ou bien à qui Dieu sans labeur ha dôné des biês est hureux en cela, & les Grecs appellêt cestuila ᾿ολβον, & les Latins beatû: & celuy qui ha la santé du corps asseurée est encor plus heureux: mais la santé de l’esprit est encor meilleure: & l’ame vertueuse plus heureuse que celle qui manque de vertu: & entre les vertueux l'hôme d’vn coeur genereux ha vne belle partie de felicité, & l’homme prudent & modeste encor plus: & beaucoup plus celuy qui à l’ame pure & nette de passions turbulentes, prenant son plaisir à contempler les choses celestes: mais celuy se peut dire encor plus heureux qui ha la vraye sapience & cognoissance de la premiere cause: & s’il ha le don de l’intellect actuel, que le philosophe Auerroes appelle l'intellect otroyé, qui est l’Ange de Dieu se cômuniquât a luy, il
approche fort près de la felicité souueraine, qui git en la <milestone unit="card" n="33"/> ioüissance de la vision de Dieu.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Puis dôc qu'il n’est pas moins, & peut estre plus necessaire aux voyagers de scauoir quel chemin il faut tenir, q de scauoir ou il faut aller, dites moy s'il vous plaist quel est le deuoir de l’homme qui veut paruenir à ceste vie la si heureuse? </div2><div1>P. C’est faire les commandemens de Dieu.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Est il en la puissance de l’homme de ce faire? </div2><div1>P. Pourquoy non? autrement ce n’est rien commander quand on commande ce qui est impossible de faire, comme disoit tresbien Demosthene: & pensez vous qu’il y eut onques Legislateur, ni Prince si mal aduisé de commâder chose impossible, à laquelle persône ne peut estre obligé? & s’il eut onques tyran si cruel, ce que ie ne leu iamais, si est-ce que cela ne peut aduenir à ce grand Legislateur de nature tresbon & trespuissant, veu mesme ce qu’il dit, Mon fardeau est leger, & mon ioug aggreable: & ceux qui disent le contraire ne cherchent autre chose que l’euersion de toutes loix Diuines & humaines.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy? </div2><div1>P. Car non seulement les loyers des bienfaits, & la peine des forfaits seroyent illusoires: ains aussi les plus mechâs reieteroyent sur Dieu le côble de tous leurs <milestone unit="card" n="34"/> pechez. or c’est vn point résolu entre tous les philosophes & theologiens, Que toutes actions sont en la puissance de l’homme, quand le fondement & principe d’icelles sont en la puissance d’iceluy: Si donc la volonté qui est en nous est le principe de toute action, aussi seront en nostre puissance les actions qui dépendent de la volonté, c’est pourquoy la loy ne punit iamais les furieux & du tout insensez, encor qu’ils eussent tué pere & mere, nô pas pour la raison du Jurisconsulte, disant qu’ils sont assez tourmêtez de leur folie: car si vn autre qui seroit tourmenté des goutes auoit tué son pere, la douleur ne l’exêpteroit pas de la peine de mort, de laquelle l’homme furieux est exempt, parce qu’il n'a pas le principe des actions qu’il fait en sa puissance.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Que vouloit donc Platon quand il disoit que personne n’offense sinon contre son gré? </div2><div1>P. Ie n’ê suis pas daccord auec Platon, veu qu’il n’y a aucun peché s’il n’est fait de plain gré, & ne suffit pas d’vne simple volonté: car la peur & la force contraint souuent de faire chose qu'on ne feroit iamais, si la volonté estoit franche: comme celuy qui iette en mer les precieuses marchandises pour sauuer sa vie: c’est pourquoy on otroie <milestone unit="card" n="35"/> remission à celuy qui n’a peu échapper, sinô en tuant celuy qui l’assailloit, qui autrement seroit puni capitalement. Il n’y a point de peché capital s’il n’est fait de plein gré. Encor y en ha il de si mechans qui n’ont autre suiet d'offêser que pour le plaisir qu’ils cherchêt à faire mal, qui est bien loin de l’aduis de Platon, & de Thomas d’Aquin, qui ha tenu pour maxime qu'il n’y a iamais de peché en la volonté s’il n’y a defaut en la raison: car la raison est tousiours droicte & entiere, autrement ce n’est pas raison: mais la faute vient de la volonté, quand elle ploye soubs l'appetit bestial.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Il me semble auoir ouy dire souuent, qu’on ne scauroit executer les commandemens de Dieu sans sa volonté & son aide special. </div2><div1>P. Non pas soufler ni respirer vn seul moment.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Ie n’enten pas seulement de son aide ordinaire qui procede des causes naturelles ainsi qu’elles sont ordônees de Dieu en tout ce monde, ains aussi de son aide extraordinaire en disposant les hômes, ou les Anges, ou quelques autres creatures à nostre secours. </div2><div1>P. Cela n’est point necessaire: car si l’oeil par la propriete que Dieu luy a donné peut voir & preuoir les dangers que la <milestone unit="card" n="36"/> personne pourrait encourir sans l’aide de Dieu extraordinaire, pourquoy l'ame vsant de la vertu & puissance que Dieu luy ha dôné, vsant de sa raison naturelle ne pourra aussi bien fuir la mal, & suiure le bien sans autre aide extraordinaire? & si nous faisons bien les commandemens des tyrans, quoy qu'ils soyent cruels & difficiles d’executer, sans l'aide de Dieu, ains contraires à sa loy: combien est il plus facile d'executer les ordonnâces de Dieu, qui ne sont rien que ses loix tresbelles & tresfaciles? ce que ie di nô pas pour monstrer que l’aide de Dieu extraordinaire non plus que l'ordinaire manque à celuy qui s'est disposé à faire bien: mais affin que les mechans ne facent voile à leur vie detestable en s’excusant qu'ils ne peuuent ex- ecuter les loix de Dieu, reietans sur luy leur faute.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Ie vous prie de grace m'esclercir ceste difficulté. </div2><div1>P. Persône n'est mechât qui fait ce qu'il ne peut euiter: or les hommes ont la puissance de fuir le mal & suiure le bien sans l'aide extraordinaire, ou ils ne l'ont pas: s’ils ont la puissance, ils n'ôt pas besoin de laide extraordinaire: s'ils ne l'ont pas, ils n’offensent point de suiure le mal: car quelle peine ou loyer pourroit meriter celuy qui ne peut <milestone unit="card" n="37"/> de soy mesme faire biê ni mal? or nous auôs dit cy dessus que Dieu n'a rien commandé d'impossible à faire: ains toutes choses faciles, raisonables, equitables, & naturelles.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Ie croy bien que nous pouuôs fuir le mal, estans seulement guidez de la lumiere de raisô: mais d'ateindre les vertus illustres, d'estre iuste & entier, ie ne pense pas que cela se puisse faire sans laide extraordinaire de Dieu. </div2><div1>P. Toutesfois Socrate disoit que son bon Ange le destournoit bien de faire mal & d’inconuenient, & néantmoins il ne l’aduertissoit pas de faire bien: car il est beaucoup plus expedient se garder de mal que de faire bien. Mais pour oster toute difficulté, ie vous accorde que nous auons aussi besoin de l’aide extraordinaire: si est-ce que tous sont d’accord que Dieu ne refuse iamais son secours à qui luy demande: & le plus souuêt il offre à celuy qui ne le demande pas, & vient au deuant de ceux qui ne pêsent pas en luy, voire mesme il se presente à ceux qui dorment pour les reueiller, & inciter à faire bien: & qui plus est il enuoye ses Anges & ambassadeurs visibles & inuisibles, qui sans cesse nous poussent & nous incitent a faire bien, & nous en offrent tous les moyens qu’il est possible d’imaginer: qui <milestone unit="card" n="38"/> sont tous moyens extraordinaires: il faut donc confesser que nous pourrons toutesfois & quâtes que nous voudrôs mettre en execution les cômandemens de Dieu d’vne pure & franche volôté: car Dieu n'aime pas vne volonté forcée.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Si la volonté est forcée, il me semble que ce n'est plus volonté. </div2><div1>P. Si la volonté franche est en ce que nous recherchons les plaisirs de l’esprit ou du corps: la volôté contrainte est celle qui est pousse de quelque crainte: d’autânt que si elle est forcée, du tout, ce n’est plus volonté: car plustost on peut mourir que de rien faire à côtre coeur: comme Origene aima mieux idolatrer que de souffrir vne vilenie en sô corps: & Lucrece aima mieux souffrir vn adultéré, que d’estre tuée entre les bras d’vn esclaue, ne pouuant autrement sauuer son honneur: toutefois l’vn & l’autre l’a voulu: l’autre sorte de volôté q n’est pas franche, est de ceux qui offensêt estans yures, ou qui profitent en voulâs nuire: côme celuy aperça d’vne dague l'aposteme interieure à Pher. Iason, le voulant tuer, guarit son ennemi q ne trouuoit aucû remede à son mal: il fit vn bien, mais d'autânt qu'il fit malicieusemêt, il meritoit peine <milestone unit="card" n="39"/> capitale: car il faut tousiours mesurer les actiôs humaines au pied de l'intêtion d'vn chacû: laquelle intention est de telle consequence, que vne mesme actiô peut estre treslouable & tresmechante, changeant l’intention. Et qui à il de plus beau que louer Dieu? & toutesfois celuy qui le fait pour acquérir reputation d'homme de bien enuers celuy qu’il veut tromper, il est tresmechant: aussi est il honeste de donner l’aumosne pour l’amour de Dieu: mais si on le fait pour enrichir sa maison (dautant qu’il n’y a mestier plus lucratif que donner beaucoup d’aumosnes comme disoit Basile le grâd) il n’y aura pas tât de merite: & si on le fait pour vne vaine ambition, c’est vn vice: si on donne le bien d’autruy, c'est vn larcin: si on dône aux pauures les biens des veufues & orphelins, c’est vn sacrilege: car c’est voler ceux à qui Dieu sur tous veut aider: mais on ne peut dire qu’il y ait volonté quand on n’entêd pas ce que lon fait: comme celuy qui à tué son amy pour l’ennemy : toutesfois l’ayant peu & deu preuoir, il n'est pas excusable, encor qu'il soit puni plus legerement.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Dirons nous donc que celuy n'offense pas qui tue en cholere, ou qui dérobe des viures pressé de la faim? </div2><div1>P. On ne peut échapper <milestone unit="card" n="40"/> par la, car tousiours la raison ha puissance de commâder aux cupiditez par comandemêt seigneurial: mais bien les peines sont plus ou moins griefues, pour la varieté infinie des occurrences, du temps, du lieu, des personnes.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Comme ainsi soit que vous ayez fait differêce entre la felicité humaine & le souuerain bien, dirons nous aussi qu'il y a difference entre le debuoir & la fin de l'homme? </div2><div1>P. Aristote n’a fait qu’vn de tout cela: car en tous les lieux ou il parle du souuerain bien (que nous appelons Dieu) il entend la felicité humaine qu’il dit estre en l’action de vertu: & met aussi la fin de l'homme en la mesme actiô de vertu: or nous auons montré cy dessus que la fin de l'homme est hors l'homme: & que le bien de l’homme luy aduient d'vne cause exterieure: & le debuoir de l'homme procede de la cause interieure qui est en l’homme, & se rapporte à vn plus grand bien: encor qu’il aduient souuêt que le bon medecin fera son debuoir enuers le malade de le bien soigner & medicamêter, qui pour tout cela ne guarira pas: ainsi void on que la fin du medecin est meilleure & plus desirée que son debuoir: aussi la fin de l'homme Surpasse le debuoir d'iceluy: & sa <milestone unit="card" n="41"/> felicité est plus que l'vn ny l'autre.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. En quoy donc mettez vous le parfait debuoir de l'homme pour acquérir la félicité qu'il pretêd? </div2><div1>P. C’est à seruir Dieu d’vn coeur entier.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. En quoy git le moyen debuoir? </div2><div1>P. A procurer tout bien au public, tout honneur à pere & mere, toute amitié à ceux qui le meritent, & rendre à chacun ce qui luy appartient.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Qui est le point principal du seruice Diuin? </div2><div1>P. C’est de l'aimer & louer de tout son pouuoir, & rapporter tout son bien & fiance à luy seul.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy? </div2><div1>P. Car les autres voeux & prieres se font pour obtenir pardon des fautes, ou pour échaper les calamitez à venir, ou pour auoir quelque bien: & en tout cela nous y cherchons tousiours nostre profit: mais la fiance, amour, & louange de Dieu se rapporte seulement au seruice & hôneur de celuy que nous aimons ardemment, & auquel nous auons toute fiance.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Qui sera celuy qui aimera Dieu plus ardêment, ou qui châtera mieux ses louanges? </div2><div1>P. Celuy qui plus approchera de sa vraye cognoissance.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Qui est celuy qui plus approche de sa <milestone unit="card" n="42"/> cognoissance? </div2><div1>P. Celuy qui mieux entêd sa puissâce, sa bôte, sa sagesse, ses faits, ses iugemens, & qui mieux cognoistra le grâd chef d’oeuure admirable de ce môde,
lordre, laccord, & l’vsage de chacune partie d’iceluy.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Qui sera celuy qui mieux entendra toutes ces choses? </div2><div1>P. Celuy à qui Dieu départira plus de sa lumiere, & celuy plus en aura qui plus l’aimera.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Vous dites que le parfait debuoir de l’hôme est d’aimer & haut loüer Dieu d’vne ardente affection, & d’auoir toute sa fiance en luy : mais commet est il possible d’aimer si ardemment ce qui est infini en essence & puissance? nous ne pouuôs, dit Aristote, aimer ce qui est infini, car l’amitié est entre choses egales: or il n’y a ni raison, ni comparaison sortable de ce qui est fini à vne chose infinie. </div2><div1>P. Si la raison d’Aristote estoit fondeé en raison, Dieu qui est tresbon & trespuissant n’aimeroit iamais ses creatures, desquelles toutesfois il est tressoigneux, iusques aux plus petites, ains il nous hairoit d’autânt plus qu’il y a à dire entre luy & nous en toutes sortes: & pour néant nous seroit il enioint de plus haut & plus expres commâdement de tous que nous ayos à l’aimer de tout nostre coeur, puissance & affection. Encor <milestone unit="card" n="43"/> est il plus estrange qu’Aristote dit que l’amitié n’est qu’entre ceux qui sont aucunement egaux, veu qu’il n’y a point ordinairement d’inimitié plus grâde qu’entre ceux la, soit qu’il y ait combat de l’honneur, ou de la force, ou de la beauté, ou du scauoir, ou des richesses: aussi les anciens Poetes sont bien d’aduis contraire, ayans figuré que l’amour fut engendré de Porus & de Penia au Iardin de beauté: c’est à dire d’vn pere tresriche & d’vne mere trespauure, qui est Dieu & la nature humaine: car il n’y a rien plus riche, ni plus beau que Dieu, car toutes les beautez du monde ne sont que les rayons de sa beauté infinie: & n’y a rien plus nud, plus pauure, ni plus difforme que la nature humaine, si on vient la parâgonner à Dieu: & tout ainsi qu’il n’y a riê plus beau, ni plus amiable que Dieu: aussi n’y a il rien q plustost rauisse, & qui plus estroitemêt embrasse ceux qui l’aiment, & luy mesmes darde les premiers traits & flammes d’amour en nos coeurs pour nous attirer à luy.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Puis donc que la ioüissance du souuerain bien dépend de l’amour, & l’amour dépend de sa cognoissance, & la cognoissance d’iceluy dépend de la science de ses oeuures, de ses loix & iugemens, laquelle <milestone unit="card" n="44"/> science prouient d’vne effusiô de sa lumiere qui est d’autant plus grande en ceux la qui ont fait plus grâd amas de vertus, dites moy s'il vous plaist que c’est de vertu. </div2><div1>P. c’est vne qualité louable acquise à l’ame.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Qu’estce que vice? </div2><div1>P. c’est vn defaut de vertu.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy ne dirons nous aussi que le vice est vne qualité vituperable acquise à l'ame, puisque les choses côtraires ont leurs definitiôs contraires? </div2><div1>P. parce que la diuersité du vice à la vertu ne git pas en contrarieté, comme Aristote l’a voulu, mais en priuation & defaut: car tout ainsi que la vertu est vn bien, aussi le vice est vn mal: or nous auons môstré cy dessus que le mal n’est rien que priuation de bien: & par consequent le vice n’est que priuation de vertu.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Plus clairement s'il vous plaist, parce que la chose merite d'estre bien entendue. </div2><div1>P. Tout defaut ou priuation exclud l'habitude & acquisition: Tout mal est defaut ou priuation de bien: il s’ensuit donc que tout mal exclud d’habitude ou acquisitiô. Aussi seroit-ce vne lourde absurdité vouloir définir ignorâce vne acquisition d’erreur, ou de folie, veu que ce n’est autre chose que faute de scauoir.& en cas pareil de l’intemperace & <milestone unit="card" n="45"/> iniustice, qui sont signifiées par la proposition in, qui est priuatiue & exclusiue de toute habitude: c'est pourquoy plusieurs suiuans l'herreur d'Aristote ont perdu le papier, voulans définir les vices par habitudes aussi bien que les vertus.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Mais le vice ne s’aquiert il pas par plusieurs actions vicieuses? </div2><div1>P. Ainsi l'escrit Aristote: & par ce moyê il ne sera pas homicide qui n'aura tué beaucoup d’hommes, ni adultere qui n’aura volé l'honneur à plusieurs femmes: l’vn peut estre plus ou moins vicieux, mais tous ceux la sont vicieux qui se sont departis de la vertu, comme ceux qui sont couuerts des eaux ne laissent pas de perir en mesme têps, & par mesme moyen, & celuy qui est à vn doigt près dedâs l'eau, ne perit pas moins que celuy qui est au fonds, mais l’vn peut sortir plustost s'il scait nager.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy ne pouuons nous aussi definir la vertu par la fuite de vices comme disoit Horace poète lyric:
De toute vertu la premiere,
Est de tout vice s’abstenir,
Chasser la folie arriere,
Pour sagement se maintenir.
</div2><div1>P. C'este definition ou description n'est pas du tout à reieter, car quand ce diuin poète lyric demande <milestone unit="card" n="46"/>
Qui est-ce qui conuersera,
Du Seigneur au haut tabernacle?
Et qui est celuy qui fera
Sur son saint mont seur habitacle?
Qui par sa langue point ne fait,
Rapport qui los d'autruy efface,
Qui à son prochain ne meffait,
Qui aussi ne souffre de fait Qu’opprobre a son voisin on face? &c.
Bref il monstre que c’est celuy qui n'a pas mal fait quand il pouuoit, mais il auoit mis au parauant les actes vertueux de l'homme iuste qui ne se contente pas de n'estre point mechant, ains qui veut surpasser en toute iustice quand il dit:
Ce sera celuy droictement,
Qui va rondement en besoigne,
Qui ne fait rien que iustement,
Duquel la bouche ouuertement
Vérité en son coeur tesmoigne.
Car il ne suffit pas de contenir ses mains, & ses yeux de ce qui est à autruy, ains aussi sa pensée: & non seulement sa pensée de souhaiter le bien d'autruy, ains aussi donner du sien largement aux pauures: & ne suffit pas de n'outrager persone, ains aussi empescher qu'on ne face tort, & vêger les iniures qu’on fait aux plus foibles: c'est pourquoy nous <milestone unit="card" n="47"/> auôs dit que les vertus sont habitudes loüables acquises par actes honestes.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Combien y a il de vertus? </div2><div1>P. il y en ha deux sortes en general, l'vne qui git en action, l'autre en contemplation.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Qu'appelez vous contêplation sinon l’action de l'ame? & s’il est ainsi, toute contemplation est action, & par cosequent toutes vertus seront actiues. </div2><div1>P. Aristote ha mis ceste opinion en auât, affin qu’on n’estimast point qu’il se voulust departir de la maxime qu’il auoit posee, à scauoir que la felicité de l’homme git en actiô, ou qu’il voulust suiure son maistre Platon, qui ha mis la felicité de l’homme en contemplation.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. le n’enten pas bien cela mon pere. </div2><div1>P. Platon ha resolu que la contemplation est le but & souuerain bien des hommes: Aristote ha dit que c'est l’actiô de vertu, mais en fin ayant bien consideré qu'il n’y auoit pas grande apparêce de mettre le souuerain bien en vn mouuemet perpetuel, c’est à dire en action, veu que tout mouuemet ha pour son but le repos: & que le bien n'est pas souuerain quand il se rapporte à quelque chose de plus excellent, il ha vsé du mot d’action par ambiguité, quand il dit que le dernier bien de l'homme git en l'action de la plus <milestone unit="card" n="48"/> noble partie de l’homme: or la plus noble est l’intellect, & laction de l’intellect ou entendement n’est riê autre chose que la contemplation. Voila l’escueil & la roche à laquelle plusieurs ont froissé leur vaisseau, n’aiant pas consideré qu’Aristote auoit doublé d’opinion soubs mesme voile de paroles, appelant l’action de l’ame contêplation, qui est autant côme s’il disoit que le mouuemet & repos est tout vn, chose impossible par nature: Et pour môstrer que la contemplation est le souuerain bien de l’homme, il met en comparaison la vie des dieux qu’il dit n’estre aucunemet empeschez d’actions ni d’affaires ioüissans d’vn repos eternel de contemplation. Qui semble auoir donné suiet à Marc Varron de mettre la felicité humaine en action & contêplation: mais d’autant que l’vne est le but de l’autre, & que les deux se rapportêt a la ioüissance & fruition de la lumiere diuine, il ne se peut faire que l’action ni contemplation simple soyent le dernier bien de l’homme, puis qu’il en ha vn plus grand.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Quelles vertus appelez vous contemplatiues? </div2><div1>P. la sagesse & la science.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Quelles vertus sont actiues? </div2><div1>P. la prudence & l’art. <milestone unit="card" n="49"/>
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy ne diuisez vous les vertus en morales & intellectuelles? </div2><div1>P. ceste diuisiô est d’Aristote, qui tire après soy plusieurs inconueniens, car toutes vertus sont intellectuelles, d’autant que le seul intellect est capable de vertu, comme les Stoiciens ont tresbien dit.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy ne mettros nous les vertus morales en l’ame inferieure, obéissant à la raison? </div2><div1>P. Parce qu'ü n’y a qu’vne ame en l’hôme, a scauoir l’intellect, lequel suruiuant le corps sen vole, come nous estimons auoir clairemêt demonstré au theatre de nature: les autres ames qu’on dit vegetatiue, sensitiue, raisonable, memoratiue, imaginatiue, &c. ne sont que proprietez & qualitez, comme Aristote mesme est d’auis en quelques lieux, & s'il est ainsi qu’il n’y a que vne ame, il s’ensuit par necessité inevitable que toutes vertus sont intellectuelles: & neâtmoins quand il y auroit deux ames en l'hôme, si est-ce qu'on ne peut attribuer aucune vertu à l'ame inferieure.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy non? </div2><div1>P. Car tous sont daccord qu’il n’y a que l’ame intellectuelle qui commande à la cupidité bestiale: puis donc que l'obeissance est seruile & necessaire, il s’ensuit bien que la loüage de toutes actiôs <milestone unit="card" n="50"/> vertueuses & honestes se doit rapporter à la partie superieure de l’ame qui est celle qui agit, & nô pas à la partie brutale, qui est forcée d'obeir: & par mesme suite de raisons il faut conclurre que toutes vertus sont intellectuelles.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy est-ce que la partie de l'ame inferieure n’est capable de vertu? </div2><div1>P. car force luy est d’obeir tout ainsi comme la beste: ainsi Platon appelle beste l’ame inférieure θυμòν και ᾿αθιθυμíαν.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. le n’enten pas bien cela. </div2><div1>P. nous le dirons plus clairement. Toute habitude est propre à celle partie de l’ame à qui l’action se reporte: or l'entendement est maistre de toutes les actions de l’ame: il s'ensuit donc que toutes vertus sont intellectuelles.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy l’ame bestiale sera elle frustrée du iuste loyer de son obeissâce à la raison? </div2><div1>P. Parce qu'il n’est deu aucun loyer, ni loüage à celuy qui n'obeit que par force & contrainte: or la cupidité bestiale n’obeit que par force & contrainte: il sensuit donc qu’elle ne merite aucun los ni loyer de l’obeissance forcée: combien qu’il y a encor d'autres absurditez plus notables si la vertu dépêdoit de l’ame bestiale: car il ni auroit ni loyer aux vertus, ni peine aux pechez. <milestone unit="card" n="51"/>
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy non? </div2><div1>P. Parce que tous les philosophes sont d’accord que l'ame brutale est mortelle: or le loyer & la peine des vices sont immortels: il s’ensuit dôc qu’ils ne peuuent côuenir à l’ame bestiale qu!ils confessent estre mortelle: & ne seroit pas deu à l’ame intellectuelle le loyer de l’ame bestiale, ni la peine des forfaits d’icelle.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. I’enten maintenant ce me semble pourquoy toutes vertus sôt intellectuelles: mais pourquoy separez vous l'appetit de la volonté? </div2><div1>P. Parce que l’appetit est vne qualité de l’ame brutale: & la volonté est l’acte de l’entendemet vsant de son franc arbitre, soit à fuir le mal, soit à suiure le biê: en quoy Aristote s’est mespris, pensant que la volôté ne s’adresse sinon à choses honestes & non pas aux vicieuses: & s’il estoit ainsi, on n’offêseroit iamais: car il n’y a point de peché s’il n’est fait d’vné franche voloté, qui est nô seulement plus grâd q la raison, ains aussi que l’entendement. C’est pourquoy le sage legislateur après auoir mis deuant les yeux d’vn chacun la vie & la fin des bôs & mauuais, il proteste qu’vn chacû ha la vie & la mort, le bien & le mal en sa puissance, conuiant toute personne à choisir le bien & fuir le mal, autrement qu’ils periroyêt miserablement.
<milestone unit="card" n="52"/> </div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Comment se peut il faire, que la volonté soit maistresse de l’entendement, veu que Aristote définit la volonté estre l’appetit obéissant à la raison? </div2><div1>P. Si ceste definitio estoit receuable, la voloté seroit suiette à la raison: or tant s’en faut que la volonté soit suiette à la raison, qu’elle maistrise l’intellect: car combien que la force de l’intellect git en la discretion de ce qui est vray ou faux: & la volôté en ce qui est bon ou mauuais: si est-ce neantmoins que lintellect est en la puissance de la volonté: car il est certain que nul ne peut estre contraint d’entendre ni de contempler, s’il ne luy plaist receuoir les demonstrations & argumets qu’on luy monstre, & ne croira rien de ce qui est bien verifié si la volonté si oppose.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Soit ainsi que la force de l’entendement soit empeschée par la volonté, si est- ce qu’il n’y a rien qui puisse empescher l’entendement de ne croire pas ce qu’il void & cognoist clair côme le iour. </div2><div1>P. C’est biê laduis de quelques vns, mais il est reiette à bon droict: car en ce qu’ils disent qu’il n’est pas en nostre puissance de croire chose contre l’euidente preuue de sens commun, nô seulement ils ruinent les fondemens de toute religion, ains encor ils anéantissent la force
<milestone unit="card" n="53"/> de la volonté: car qui empesche que nous ne croyons que les fleuues montêt en haut, & que le feu descende contre bas, quand il nous plaist de le croire ainsi? c’est pourquoy Aristote à bien dit que la volonté s'estend aussi aux choses qui ne se peuuent faire, car il n’y a persône qui ne vueille bien voler s'il pouuoit: Mais en ce qu’il dit que le chois ou election n'est que de choses possibles, il sabuse: car il est certain q les geans vouloyet, & de fait ils s'efforcent de combatre Dieu, amoncelant pierre sur pierre, vne môtagne sur lautre, pour môter au ciel: & s’en est trouué de si arrogans & superbes qu’ils se sont efforcez par tous moyens à se deifier, côme Psaphus Affricain, q, auoit acoustumé de lacher les oiseaux hors la cage après leur auoir appris ces trois mots, Psaphus est Dieu, qu’ils aloyent chantant en l’air. Et mesmes Heraclide Damasie auoit gaigné par argent la prestresse Pythiaque, & arraché des oracles pour se deifier. mais qu’est il besoin d’en dire dauatage, veu que le chois ou election n’est autre chose q le tesmoignage & preuue de la voloté? & si elle est de chose impossible, aussi sera le chois de chose impossible.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Puisque i’enten à peu près lès proprietez & qualitez de l'ame, & le suiet des <milestone unit="card" n="54"/> vertus & des vices, poursuiuons s’il vous plaist, & voyons si nous pourrios definir la vertu, celle qui git en election au milieu de deux vices, suiuant l’aduis d’Aristote. </div2><div1>P. cela ne se peut faire, d’autant qu’il n'y a point de vertu entre les vices.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy non? </div2><div1>P. parce que toute vertu est intellectuelle: or il n’y a pas vne seule vertu intellectuelle en mediocrité, ni au milieu des vices: il s’ensuit donc qu’il n’y a point de vertu en mediocrité, ou bien au milieu de deux vices, nous auons cy dessus monstré par viues raisons & necessaires, que toute vertu est intellectuelle: or les disciples d’Aristote se sont en cela departis de lopinion de leur maistre, en ce qu’il ha dit sans distinctiô, que toute vertu git en mediocrité: car ils ont excepté les vertus intellectuelles, & n’ont mis en mediocrité que les vertus morales: si dôc toutes sont intellectuelles, pour neant on y cherche la mediocrité. Et neantmoins les disciples d’Aristote ayâs ainsi trâché le differêt par moitie, n’ont pas pris garde à vne autre absurdité qui en resuite, c’est qu’il vaut mieux à leur côte, estre mediocremet bon, que mediocremêt docte: iaçoit qu’il est plus expedient d’estre hôme de bien tout à fait qu’à demi, & scauoir moins.
<milestone unit="card" n="55"/> </div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Mais si nous posons le cas que les vertus morales soyent propres, comme ils disent, à la partie de l’ame inferieure, commêt pourroit on môstrer que les vertus morales ne sont pas entre les extremitez vicieuses? </div2><div1>P. premieremet par ce beau principe de nature, que iamais deux choses ne sont côtraires à vne: a comme le chaud au froid, & non pas au sec, le blac au noir, & nô pas au verd, ainsi des autres: autremêt la ruine & subuersion de ce mode s’en ensuiuroit: or si la vertu morale estoit entre deux vices, deux choses seroyent côtraires à vne: car Aristote dit non seulement que le vice est contraire au vice, ains aussi le mal generalement est contraire au bien, & par consequent les vices contraires aux vertus, ceste demonstration suffit pour tous les argumets qu’on pourroit faire au contraire: toutesfois il y en ha assez d’autres pour conuaincre ceste opinion de mediocrité.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Dites les ie vous prie, car la chose me semble de tel poids qu’elle merite d’estre bien entendue, pour leuer aux plus doctes lopinion de l'erreur populaire. </div2><div1>P. Si les vices sont infinis, & les vertus en certain nombre, comme Aristote ha pensé, disant que le biê est fini, & le mal infini, l’infinité de vices <milestone unit="card" n="56"/> surpasserait infinimet le nôbre des vertus: d’auantage s’il y a si peu de vertus entre les vices infinis, vn million de vices & plus ne pourrôt auoir les vertus pour metoyennes.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Et posons les vices contraires aux vices, & non pas aux vertus, il n’y aura par ce moyen contrarieté que d’vn à vn. </div2><div1>P. Il faut donc renuerser le fondemêt d'Aristote qui a posé le bien contraire au mal, & par consequent tous les vices côtraires à toutes les vertus, comme si la chaleur est generalemêt côtraire à la froideur, la chaleur d’Affrique sera côtraire à la froideur d’Europe, & ceste vertu icy à ce vice la: & en quelque sorte que ce fust la vertu n'auroit iamais place entre les vices.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Toutesfois il me semble que la nature se dispose à la mediocrité dorée, que les anciens auoyent signifiée a lentree du temple d’Appollon par ces trois mots μη τι ῾`αγαν, c’est à dire rien de trop.</div2><div1>P. ce prouerbe la s’entêd des appetis & cupidités débordées, qu'il faut retenir es barrieres de la raiso: autremet il faudroit côfesser si la mediocrité est loüable en toutes choses, qu’il faut estre médiocrement vicieux, combien que la mediocrité n’est aucunement conuenable à la nature: soit pour exemple le feu qui ne chaufe <milestone unit="card" n="57"/> iamais à demy, mais si fort qu’il brusle, & ne se peut imaginer dauantage: & le Soleil ne luit point à demy, mais de toute sa puissance, & d’vne splêdeur si grande qu’elle estonne un chacun : ainsi void on de toutes creatures, que chacune monstre sa proprieté de toute sa force: si dôc les vertus sont conuenables à la nature, comme elles sont, il faut qu’elles monstrent leur force à lextremité, & nô point à demy. Aussi voyons nous que ce grand Legislateur au commandement le plus haut qu’il fit iamais, & le plus remarquable dit ainsi, Tu n’as qu’vn Dieu eternel, tu l’aimeras de tout ton coeur, & de tout tô ame, & de toute ta puissance, & te ioindras a luy pour iamais. En quoy lon void que Dieu ne veut point d’amy a demy, & que la plus belle vertu du monde s’estend, non pas en mediocrité, mais en toute extremité, & en toutes les puissâces & facilitez de l’ame: autânt peut on dire qu’il faut si fier en Dieu, non pas à demy, ains de toute nostre puissance. Si donc c’est crime capital de poser vne mediocrité en l’amour & fiance qu’on doibt à Dieu, quelle apparence y a il de le faire és autres vertus, & soustenir qu’il ne faut pas estre d’vn coeur tresgenereux, ni fort modeste, ni tresiuste, ains qu'il faut estre à demy seulement?
<milestone unit="card" n="58"/> </div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Nest-ce pas vne belle vertu d’estre honestement liberal, & non pas prodigue? </div2><div1>P. C’est bien l’vne des parties de prudence entre les vertus, qu’ils appellent intellectuelles, de considerer ce que chacun doibt donner, combien, quand, comment, à qui, & à quelle fin: mais il est bien certain que celuy est d’autant plus loüable, qui plus se monstre large & liberal enuers ceux qui le meritent, & non pas a demy: car la liberalité ne git pas seulement à dôner or & argent, ains aussi en mille sortes de bons offices, en aidât & secourât de son scauoir, de son mestier, de son eloquence, de son suffrage, de sa plume, de son conseil, de ses prieres, de ses lettres, de ses recommandations, & de mil moyens que Dieu nous dône pour exercer la charité, non pas mediocremet, ains à lextremité. Aussi voyons nous la louange illustre de ce bon Euesque d’Affrique, lequel après auoir donné tous les trésors de l'Eglise, & prins tout son bien, en fin il se vendit luy mesmes pour rachepter les pauures esclaues Chrestiens. cest porquoy ce Poête diuin disoit, que Dieu sur tout aime l’hôme liberal qui donne volontiers, & en paye lusure au centuple. Et pour le faire court, nous lisons que les loix & ordonances de tous les peuples <milestone unit="card" n="59"/> donnent peu de loyers à ceux qui ont peu de vertu, les grâds loyers à ceux qui ont les grandes vertus, & les tresgrands à ceux qui sont tres vertueux, tresiustes, tresmagnanimes, tresmodestes. Il faut donc conclurre puis que le pris & loyer est extreme, que les vertus sont aussi en extremité, & non pas en mediocrité.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy ne dirons nous que la iustice git en mediocrité, quad on adiuge à chacun ce qui luy appartient, ni plus, ni moins, qui semble estre vne mediocrité", côme Aristote dit que le bon iuge tranche par moitié le differed des parties en faisant iustice. </div2><div1>P. Il n’y a point d’apparence, soit qu’on parle de la iustice generale, qui embrasse toutes les vertus (car il faut bien par nécessité que celuy qui ha toutes les vertus soit tresvertueux) soit qu’on parle de la iustice distributiue : car le iuge seroit fort inique qui partiroit par moitié aux deux parties le profit & domage d’vn procès, au lieu d adiuger tout le profit à celuy qui à esté iniustemet spolié & chassé de son heritage. & en ce qu'il dit que celuy se fait iniure qui ne vêge pas son iniure, il est bien côtraire à son maistre Platon, qui ha laissé par escript qu'il vaut mieux souffrir que faire iniure: Or si les loix diuines <milestone unit="card" n="60"/> & humaines commandent de punir à toute rigeur ceux qui sont mechans en toute extremité, quelle mediocrité pourroit on imaginer de punir a demi telles gens? Bref il est impossible d'imaginer aucune vertu entre les vices qui ne soit vicieuse.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Comment ie vous pri? </div2><div1>P. Parce que le moyen de toutes choses est tousiours composé des extremitez: il faut donc qu la vertu soit vicieuse: tout ainsi que l'hydromel composé deau & de miel tient de l'vn & de l'autre: & l'hermaphrodite & autres monstres de nature tienent tousiours la nature des simples. Aussi voyons nous qu' Aristote à mis pour vne extremité vicieuse l'homme fort paillard, & fondu en toutes voluptez: & pour l'autre extremité celuy qui abomine toute paillardise, qu'il blâme comme stupide, & lourdaut: & met au milieu pour hôme vertueux celuy qui est médiocrement paillard, autant pourrons nous dire de tous vices, car il ha posé la vertu entre plus & moins, qu'il appelle extremitez vicieuses, & qu'il fait contraires, iaçoit qu'en terme de philosophie ils ne sont iamais côtraires l'vn à l'autre, ains seulemêt relatifs: car ce qui est trop à vn nain sera peu à vn géant, de sorte q mesme chose seroit vicieuse & vertueuse, <milestone unit="card" n="61"/> louable & vituperable, vice & vertu tout ensemble. Il falloit donc qu'Aristote, qui s'estoit departi de l’opinion de Platon, pour former vne nouuelle science morale, posast des principes certains pour asseurer le fondement de sa doctrine, & d'autant plus qu'il est question de faire chois de biê & du mal, en quoy git le pl'haut point de la prudêce.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Ne seroit il pas donc plus à propos de poser la vertu moyenne entre les passiôs de l'ame qu'entre les vices? </div2><div1>P. Aristote à bien aussi esté de cet aduis: & soustenu que les passions de l'ame sont vtiles à l'homme, qui est trancher par la racine l'excelltranquillité de l'ame que tous les autres philosophes ont estimé comme leau tresclaire en vn beau vase de cristal: l'ame troublee de passions à leau agitée & troublée de fange & d'ordures: Aussi Seneque à rejeté bien loin l'opinio d'Aristote, non seulemêt pour auoir soustenu que les passions sont vtiles à l'ame, ains aussi pour auoir dit que celuy qui craint toutes choses est vicieux, aussi bien que celuy qui ne craint rien: & cestuici toutesfois est hautement loué par tous les anciês, comme estoit vn Caton, qui au milieu des ruines de l'estat Romain, se tenoit seul debout d'vn coeur inuincible, ou come vn <milestone unit="card" n="62"/> Socrate, qu en sortant de la maison, & y retournant auoit tousiours mesme visage, qui ne s'ebahissoit iamais de chose qui se presentast: quelle apparence y a il donc d'estimer tels personages vicieux, parce qu'ils ne sont point touchez de l'estonnemêt du badaut populaire, ou q ne sôt point craintifs.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Quâd Aristote dit que les vertus sont au milieu des vices, ou des passios de l’ame, il me semble qu’il n’ented pas le milieu par egalité de distance, comme vne ligne tranchée par moitié, mais par proportion raisonable: comme la liberalité est bien plus eloignée de l'auarice que de la prodigalité. </div2><div1>P. Il met souuent ceste exemple en auant, pour donner lustre à son opinion, & toutesfois chacun sera daccord, que celuy qui est liberal, courtois, & officieux enuers tous les necessiteux par mille office & liberalitez, est beaucoup pl’loüable que celuy qui ne l'est qu’à demy: mais pour abbreger ce discours, qu'on cherche le moyê d'egalité par distance arithmetique ou geometrique, il est impossible de trouuer ni l’vn ni y'autre entre les vices qui sont infinis, côme il dit: & encor moins entre plus & moins, qui tire après soi vne varieté infinie pour la diuersité des lieux, des temps, des personnes, & des <milestone unit="card" n="63"/> circonstances muables en toutes sortes & faudroit par necessité determiner les extremitez finies, & non pas les faire infinies pour trouuer le moyen ou milieu d'entre plus & moins, qui toutesfois est infini: & par consequêt puisque d'vne chose infinie il est impossible d'establir aucune science, comme tous les philosophes demeurent daccord, pour neant on se trauailleroit de chercher les vertus au milieu des vices infinis.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Si le siege de vertu n’est pas au milieu des vices, il faut luy trouuer place aux extremitez opposites aux vices. </div2><div1>P. Pourquoy no? puis qu’il y a mesme raison des vertus aux vices, que de la lumiere aux tenebres: ainsi nous mettrons deux extremitez, la science & l'ignorance, la sapience & insipience, lart & l’inertie, la prudence & imprudence, la iustice & iniustice, la têperance & intemperance ou l’on ne peut imaginer aucû moyê: & si’il se trouue quelqu'vn tresdocte, tresprudent, tresiuste, tres- magnanime, tresmodeste, tresliberal, tresabondant en toutes vertus, nous dirons qu’il merite les plus grâds loyers, comme ayât attaint lextremité de toutes vertus: & celuy qui sera vertueux à demy, il sera loüé à demy, & par exception, ou condition, combien qu’il y a encor des <milestone unit="card" n="64"/> absurditez notables en ceste mediocrité de vertus que cherchoit Aristote.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. S’il vous plaist les eclaircir, affin que la verité de ce paradoxe soit mieux entedu. </div2><div1>P. c'est qu'on s'abuseroit de rechercher le souuerain biê de l’homme, qui ne seroit pas extreme ni souuerain, s'il falloit s’arrester à ceste mediocrité vulgaire: car si les vertus & biens particuliers estoyent mediocres, & au milieu, il faudroit q le souuerain biê fust aussi mediocre & au milieu de to’les vices en general, & côblé d'iceux qu'ils font infinis. En fin Arist.voyât qu’il ne pouuoit trouuer de moyê entre les vices à vn petit nôbre de vert, il s'est excusé sur la poureté de la lâgue Grec.q, toutefois passe les autres en richesses & abôdâce de mots, & q. en fournit les autres: il faut dôc côfesser que la raison à mâqué à son opinion, & nô pas les paroles.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Quelle difference mettez vous entre les vertus, & les passions de l'ame? </div2><div1>P. telle qu’il y a entre le repos & le mouuement: entre la bonace calme & la tempeste, entre la santé & la maladie: & mesmement si elles prennent racine en l'ame.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. N’auons nous pas les vices & vertus entez en nos ames? </div2><div1>P. Nature na point planté de vices en nous: c’est pourquoy le sage <milestone unit="card" n="65"/> disoit qu'il estoit bien nay, & que son ame estant bonne trouuera vn corps pur & net: mais tous les anciens Hebrieux & Academiques ont tenu pour chose asseurée, que nous auôs les ames parsemees d'vne semence diuine de toutes vertus, qui nous peuuet conduire à peu près à la vie bien heureuse, si nous endurôs qu’elles prenent leur accroissement: & pour le preuue, nous voyons que les têdres esprits, qui n’ont iamais riê appris, concoiuent soudain les principes & fondemens de toutes sciences: & tout ainsi que la terre est enceinte naturellement d’vne infinité de plantes, métaux, minéraux, & pierres precieuses qu'elle produit sans semence & sans labeur, la mer les poissons, qui sont sustentez par les influences celestes: ainsi est il de l'ame qui est parsemée d'vne infinité de belles sciences & vertus, lesquelles estant arousées de l’influence diuine produisent les doux fruits qui croisset és arbres de prudence & de science: mais il ne faut pas s’arrester aux fruits de prudence, ains il faut passer plus outre aux fruits de vie, qui est la sapience.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Comment donc entedez vous ce qui est dit en lescripture sainte de Bezaleel, que Dieu le combla & enrichit de l’esprit diuin, <milestone unit="card" n="66"/> de sapience, de science, de prudence, & de toutes sortes dartifices, & n’est rien dit des vertus morales? </div2><div1>P. Affin qu’on scache que toutes les richesses & ornemens de l'ame qu’on peut imaginer sont comprises en ces cinq points, & qu’il n’y a aucune vertu atribuee a l’ame bestiale.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. le vous prie de grâce me faire entendre ces cinq points que vous m’auez dit. </div2><div1>P. le ne fis iamais rien plus volontiers: premieremêt il est dit que Dieu l’inspira de son saint esprit, que l’interprete Caldeen tourne nebuha, c’est à dire prophetie, qui est le plus excellent don que l'homme puisse auoir en ce monde: puis la sapience luy est donnée, qui git en la cognoissace, amour, & pur seruice de Dieu, par laquelle on cognoist la differêce entre la piete & l'impieté: s’ensuit apres la science, qui tire auec soi la cognoissance des choses naturelles, & de toutes les parties de ce monde, que est côme la pierre de touche, de ce qui est vray ou faux: il adiouste aussi la prudêce, comme princesse de toutes vertus, & maistresse de la vie humaine, qui fait iugement du bien & du mal, & de ce qui est honeste & deshoneste: & pour le dernier il met l’art qui git en toutes sortes de mestiers artificieux, qui dépendent de la <milestone unit="card" n="67"/> main, pour faire chois de ce qui est vtile & inutile : en quoy l’on void que ce persônage fut comble de toutes les richesses dôt l’ame peut estre ornée & embellie, à scauoir de l’Ange de Dieu, de sapience, de science, de prudence, & de l’art, ayant par ce moyen la prophetee, la pieté, la vérité, la bôté, l’utilité de toutes choses.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy met il la sapience premier que la science, & la science premier que la prudence? </div2><div1>P. Parce que le plus haut point de toutes choses est d’aimer & seruir Dieu d’vn coeur entier, en quoy git la vraye louâge de sagesse: le second git a considerer les oeuures que Dieu ha crées d’vne varieté insatiable & plaisante à merueilles, affin qu’en icelles on puisse louer la sapiêce, puissace, & bôté de Dieu, en regardât haut & bas la liaison des causes, & de leurs effects, auec vne entresuite de toutes choses tresbelle. or la sciêce est plus noble que la prudêce, d’autânt que la conteplation est plus noble q l’actiô : car la sciece remarque ce qui est vray & faux en toutes choses naturelles, diuines, & principalement és discours des mathematiques, que les anciês ont posé entre les choses naturelles & diuines, & qu’ils ont propremêt appelé sciences, pour leuidêce & certitude d'icelles.
<milestone unit="card" n="68"/> </div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Il me semble toutesfois que la prudêce est beaucoup plus requise que la science, d'autânt que plusieurs citez, empires, & monarchies ont fleuri longuement sans beaucoup de science: mais sans prudence il n'y a ni cite, ni societé, ni famille qui se puisse maintenir. </div2><div1>P. la prudence est vne vertu qui git du tout en actiô, & au manimêt des choses humaines: mais la science git à considerer les oeuures de createur, pour paruenir à sa cognoissance: or les choses diuines surpassent les choses humaines, d'autant que Dieu est sans côparaison plus excellent que l'homme: c’est pourquoy le maistre de sagesse ayant suiui l'ordre du legislateur dit ainsi, Quand la sapiêce aura trouué place en ton coeur, & que tu auras pris plaisit à la science, alors la prudence te gardera: puis après il adiouste, Di à la sapience tu és ma seur, & appelle la prudece ta cousine: or nous sommes plus obligez d'affection à la seur que à la cousine: c'est pourquoy il appelle la sapice au mesme libure, le fruit de vie: & en autre lieu il dit, La maison est edifiée par sapience, & asseurée par prudence, & les greniers, & celiers sont replis de belles richesses de science: & en fin il dit, que la prudence vaut mieux que largent, la science mieux <milestone unit="card" n="69"/> que l’or, & la sapience mieux que les pierres precieuses.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy ne dirons nous que la sapience est la perfection de l’art comme Aristote, quand il dit que Phidias & Polyclete estoyent pleins de sapience, parce qu’ils faisoyêt de belles images en bosse? </div2><div1>P. Il ne pouuoit rien dire plus elôgné de la sapiêce veu que tous les mestiers, ou la pluspart sont mechaniques & raualez par gens de vile & abiecte côdition: & n'y eut onques mestier moins vtile, ni plus pernicieux q le mestier des imagers.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourriôs nous pas dire que la prudêce est vne habitude conuenable à la droite raison comme Aristote? </div2><div1>P. c’est plustost la definition generale de toutes vertus, qui sont comprises soubs la sapience, science, prudêce, & l’art: les deux premieres sont côtemplatiues, la troisiesme est actiue, & l’art outre l’action laisse tousiours vn chef d’oeuure. la sapience & science se contentent de la contemplation: la prudence est inutile sans action: & l’art outre l’action laisse vn chef doeuure: car apres que l’architecte ha resolu la forme de son bastiment, il en fait vn pourtraict, puis il cherche le lieu, la matiere, & les maneuures, & ne cesse qu’il n’ait <milestone unit="card" n="70"/> rendu son oeuure parfait, autremêt l’action de l’artisan seroit vaine.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Il me semble auoir leu en Aristote que la prudence est aussi commune aux bestes brutes. </div2><div1>P. c’est bien parlé populairement, & non pas en philosophe: car la prudence est seule qui fait la discretiô du bien & du mal, de ce qui est iuste & iniuste, honeste & deshoneste, qui n’ont rien de commun auec les bestes brutes: c’est pourquoy les edits & ordonnances font bien amêder le dommage fait par la beste, & non pas le mal ni l’iniure, par ce que la beste ne peut faire iniure, tort ni droit à personne.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy mettez vous l’art entre les vertus? </div2><div1>P. Aristote dit que les arts ne sont pas vertus, par ce qu’on les oublie: mais si ceste raison estoit fondée en raison, il faudrait aussi biffer & rayer du registre des vertus toutes les sciences & vertus intellectuelles, qui se peuuent aussi bien oublier: & de fait nous lisons que Valere Corbin surnommé Messala, & George de Trebizonde, qui a traduit le grand Almageste de Ptolemaee, & côposé plusieurs libures oublierent par maladie tout ce qu’ils auoyent iamais appris iusques à leur nom propre.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Il me semble qu’il y a vne autre raison <milestone unit="card" n="71"/> pourquoy les arts ne doibuent pas estre mis au rang des vertus, d’autant que le plus excellent artisan du monde peut estre le plus méchant, comme nous voyôs de tresexcellens architects, massons, charpentiers, tisserans adonnez à tous vices. </div2><div1>P. Il y a des mestiers qui sont fort vtiles, comme ceux que vous venez de reciter: les autres inutiles, les autres pernicieux: comme l’art d’Apicius maistre gueux, qui a fait dix libures de la cuisine, remplis de sausses & friandises: l’art de parfumer, tailler, peindre, grauer, mouler images, l’art des basteleurs, iongleurs, sarlatans, & autres inuêteurs de plaisirs deshonestes, qui sont les pestes & apostemes des arts: car il ne faut iamais desioindre l'honneur du profit: or il n’y a si mechât hôme qui n’ait quelque vertu: & quoy qu’il soit mechât, s’il est bon architecte, il est bon & louable, en ce qu’il ha contribué à la société humaine vn mestier profitable & bon.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. S’il est bon architecte, conclurrons nous pourtant qu’il soit bon? vous m’auez appris qu’on ne peut conclurre pertinemment de deux ou plusieurs accidens conjoincts, si en cocluant on vient à les desioindre: non plus que à la conjonction d’iceux estans diuisez, & qu’il ne s’ensuit pas si vn <milestone unit="card" n="72"/> geant est grand & musicien, qu’il soit grand musicien. </div2><div1>P. la differece est aisee à iuger entre ces deux, & le mot de bon ne sera point equiuoque à l’art, & à la bonté: & si tant est que l’art soit bon & profitable, nous pourrons conclurre que celuy qui est bon laboureur, est aussi bon, en ce qu’il raporte au bien public vn bô art & profitable, puisque tout bien est donné de Dieu à l’usage des hommes pour les bien heurer, & s’il faut ainsi dire, bonifier: autremêt nous dirons aussi que les mathematiques, & plus excellâtes sciences ne seroyent pas vertus, parce que les hommes auares & vicieux les peuuêt auoir: & qui plus est l'homme très modeste peut estre fort craintif, qui est vn notable vice.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Si toutes les vertus morales & intellectuelles sont côprises en ces quatre, ascauoir sapience, science, prudence, & art, ou mettrons nous la iustice, la magnanimité, la temperance, & les autres vertus? </div2><div1>P. soubs la prudence: c’est pourquoy Platon disoit que toutes les vertus sont prudêces: qui est tresbien dit, pourueu qu’on excepte la sapience & science, qui n’ont autre but que la contemplation, & la prudence git du tout en action, & n'a autre but que l’action vtile & honeste: & sans propos Aristote a repris son <milestone unit="card" n="73"/> maistre Platô d’auoir dit que les vertus sont prudences, encor dit il, qu'elles ne soyent pas sans prudence: car prudence est le genre de toutes les vertus que nous auons dit, par la definition mesme d'Aristote, qui appelle prudence action conuenable à la raison: or les actiôs des hommes iustes, magnanimes, temperans sont conuenables à la raison: il sensuit donc que la iustice, magnanimité, temperance sont prudences.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Declairez moy s'il vous plaist les especes de prudêce. </div2><div1>P. Il.y en ha deux: la premiere git és actions touchant la vie & les meurs: l'autre git en l’exercice particulier ou pratique de toute doctrine qui peut sa rapporter à l’action.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Qu’appelez vous pratique? </div2><div1>P. c’est lusage des sciences qu’on met en action: comme la geometrie git en la côtemplation des quantitez continues, quelles raisons & proportiôs il y a des vnes aux autres, & se contente d’auoir trouué la verité par demonstrations tres belles & tres certaines, qui eclaircit les tenebres de l'ame, & rêd l’esprit subtil & capable des choses plus hautes & plus diuines: qui fut la cause pourquoy le grâd Archimede n'a iamais rien voulu mettre par escrit des instruments mechaniques <milestone unit="card" n="74"/> admirables qu'il auoit inuentez par geometrie, affin qu'vne si belle science & si diuine ne fust asseruie aux massôs & artisâs, & qu’ô n'estimast que la fin de geometrie fust à produire des ouurages mechaniq. Toutefois quâd il est besoin de mettre en vsage la geometrie, pour mesurer le ciel & la terre, & toutes autres choses, defendre ou assieger, miner, bastir, ruiner, soustenir, apuyer les forteresses, pons, villes, maisons, & chasteaux, la prudence est requise, & lexperience, qui ne git pas en contemplation, ains en action, & qui ne se peut enseigner, ains il faut mettre la main à loeuure. autant peut on dire de la medecine, qui est vne science contemplatiue, ou physiologie qui considere la nature & liaison du corps humain, & de toutes ses parties, & la proprieté d’icelles, & les accidens & qualitez de chacune, & quel moyen il faut tenir pour conseruer la santé, ou la recouurer estant perdue: mais la pratique est toute autre chose que la science: aussi void on souuent que le plus scauant docteur en l’eschole de medecine est le plus ébahi quâd il faut venir à la pratique, laquelle est propre à la prudence, qui met en vsage la science, soit par chirurgie, quand il faut couper vn membre, percer, trepaner, cauteriser: soit en <milestone unit="card" n="75"/> la therapeutique quand il faut composer les medicamens, & iceux appliquer, ou il est besoin de prudence, pour considerer si le patient est fort ou foible, ieune ou vieil, si la maladie est nouuelle ou inueteree, si la dispositiô de l’air est froide ou chaude, & mille autres circôstances particulieres, qu’on ne scauroit enseigner ny scauoir, qu’en practiquant, qui est le propre sujet de la prudêce. nous ferons mesme iugemet de l'arithmetique, astronomie, musique, optique, catoptrique, geodesie, geographie, hydrographie, chorographie, cosmographie: & mesmes de sciences qui nous apprennent à parler proprement, comme la grammaire: ou elegâment, comme la rhetorique: ou à discourir subtilemêt, comme la dialectique: & en cas pareil la gymnastique, pour luiter dextrement, l'art militaire naualle, politique, oeconomique, qui toutes ont leurs regles & maximes, qu’on peut bien enseigner & appredre, en l'eschole & à l'ombre, & non pas les mettre en vsage, qui git en l'action de l'homme aduisé, prudent, habile & experimenté: c’est pourquoy les plus grands capitaines disent qu’il faut faire la guerre à loeil; ce qui se verifie en toutes les autres sciences qui gisent en action.
<milestone unit="card" n="76"/> </div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. En quoy git l’autre espece de prudence? </div2><div1>P. en la reformation des meurs, & en ce qui est bien ou mal seant, honeste ou deshoneste: qu’on peut comprendre en deux especes, à scauoir magnanimité & temperance: ou pour le plus y adiouter la iustice, ce qui toutefois n’est point necessaire.car Platon a tresbien dit que la iustice n’est autre chose que l’accord melodieux de prudence, magnanimité & temperance: quand on donne la puissance de commander à la raison, & l’obeissance aux appetis de vengeâce & de plaisir: alors l'homme establit en soy mesme la vraye iustice, qui rend à chacune partie de l’ame ce qui luy appartiêt: a quoy se rapporte le dire des anciens, que charité commence par soy mesmes: que les vsuriers mal a propos tournent à leur profit.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. le n’enten pas bien la melodie que vous dites de ces trois vertus. </div2><div1>P. Si quelque vn tout seul chante bien, il dône plaisir aux aureilles: s’il y en a deux qui s'accordent, le plaisir en est encor plus grand: & si les trois accords de la quarte, de la quinte, & de l’octaue sont entonnez de bonne voix, il y a pleine harmonie que est tresplaisante: mais si pour la quarte ou la quinte on y met la septiéme ou la neufiéme: il s’engendre vn discord <milestone unit="card" n="77"/> fâcheux à merueilles: ainsi est il de la prudence qui est belle de soy: & si la magnanimité y vient, c’est bien chose encor plus belle: & si à ces ceux vertus se ioint la modestie ou temperance, c’est à dire que l’hôme soit prudêt, courageux, & modeste: c’est vne chose tresbelle à veoir, & encores plus belle à celuy qui sent en son ame ceste plaisante & douce harmonie de la raison auec les appetis, ainsi void on que la iustice n'est pas vne vertu particuliere, mais l’harmonie des trois vertus, ascauoir prudence, magnanimité, & temperance, qui se rendêt beaucoup plus illustres, estât acollees ensemble: comme plusieurs lumieres rendent la splendeur & clarté beaucoup plus grande.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Il n’y aura donc (à vostre aduis) que trois vertus morales, Prudence, Magnanimité & Temperance. </div2><div1>P. c’est l’aduis de Salomon, qui entendoit tous les beaux secrets de choses diuines, naturelles, & humaines, & qui a representé ces trois vertus par trois vertus par trois figures, & non plus, qu’il fit mouler autour de grand vase de cuiure plain d’eau pure, auquel on lauoit tout ce qui seruoit aux sacrifices, ascauoir la figure de l'homme, du lion, & du beuf: pour faire cognoistre qu’il ne faloit pas seulement lauer les ordures extérieures <milestone unit="card" n="78"/> de corps: ains aussi les soüilleures de l’ame, qui prennent leur source des trois uices opposites aux trois vertus, ascuoir la malice à la prudence, la lubricité à la temperance, la cholere furieuse à la magnanimité: & tout ainsi que ces trois vertus sont accompagnées de toutes les autres: aussi les trois vices opposites tirent aprez soy tous les autres.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Si celle iustice qui rend a chacune partie de l’ame ce qu’il luy appartiêt, est la iustice generale comprenant toutes vertus ensemble, ou logerons nous la iustice particuliere exterieure, qui rend à chacun homme ce qui luy appartient, & qui par ce moyen retient l'accord mutuel de la societé humaine? </div2><div1>P. ce n’est rien autre chose qu’vne espece de prudence ou practique de la science des loix, coustumes, & ordonnances: mais d'autant qu'il ne suffit pas de prendre son plaisir à considerer les belles & gentilles decisions des iurisconsultes (qui toutefois est vn grand plaisir à l'homme d'esprit) si on ne les met en execution: pour ceste cause la science des loyx ou legitime est proprement appelee jurisprudence : ioint aussi que la practique de iustice ne git pas seulemet à consulter, plaider, & iuger les proces & differês, <milestone unit="card" n="79"/> ains aussi à la defense des plus foibles côtre les plus puissans, en l'obeissance des particuliers enuers les magistrats, & au deuoir mutuel de chacun enuers son prochain, à departir aux poures necessiteux, laquelle vertu les Hebrieux appellent tsedaca, c'est à dire iustice, d'autant que cela n'est point vne grace, mais vn debuoir que le plus riche doibt au poure: & s'il fait autrement, il fait iniustice: car il ne distribue pas a qu'il appartint le bien que Dieu luy a baillé en depost pour le rêdre aux poures. mais entre les parties de prudence, la principale est celle qu'ô appelle politique, qui concerne le cômandement public, soit en paix ou en guerre, tout ainsi que loeconomique git au comandemêt domestique & particulier que le mari a sur la femme, le pere sur les enfans, le maistre sur ses esclaues & seruiteurs domestiques.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Si nous ne separôs la prudêce de la magnanimité & temperace, il s’ensuiura qu’vn hôme aura toutes les vertus en ayât vne seule. </div2><div1>P. ces vertus sont si côiointes & vnies, q sans prudence il n'y a ny magnanimité, ny têperace: ains l'ame est debordee en cholere furieuse d'vne part, & en lubricité deshoneste d'autre part: c'est pourquoy Platon <milestone unit="card" n="80"/> appeloit prudence la guide & magistresse de toutes les vertus, qui est fort eslôgnee de la malice ou finesse.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Si nous ne separons la magnanimité & temperance de la prudence, il faudra côclurre, ce me semble, que celuy qui aura vne vertu les ait toutes ensemble: & neâtmoins nous voyons souuent plusieurs personnes mespriser tous plaisirs qui ne peuuent souffrir la moindre douleur, ou qui fuient la vaine gloire, & neântmoinsne peuuêt endurer la moindre contumelie. </div2><div1>P. C’est vne ancienne opinion des Stoiciens, qui tenoyent que toutes les vertus sont tellement enchesnees, qu’il n’en faut qu’vne pour attirer toutes les autres: toutefois on cognoit à veüe doeil que celuy qui est d’vn courage grand & genereux est aussi prudent: mais les plus prudens & aduisez ont bien souuent moins de courage: & entre les bestes brutes, les plus rusees sont les moins hardies: & generalement en tous animaux les femelles sont plus fines & aduisees que les masles, come a tresbien dit Salomon : & neantmoins tousiours sont plus timides: mais bien pouuons nous dire que celuy qui n’est pas prudent, n’est ny modeste, ny magnanime.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Qu’estce que magnanimité? </div2><div1>P. c'est <milestone unit="card" n="81"/> vne vertu qui retient la peur, & qui fait supporter d’vn coeur genereux les dangers & douleurs pour chose honeste: laquelle vertu est suiuie & acompagnee de côstance, pacience, asseurace, fermeté, & s’appeloit par les latins virtus, parce qu'elle porte la marque d'honneur entre toutes les vertus qui se rapportent à l’action: combien que Caesar voulât apaiser la sedition de son armee, I'ayme mieux, disoit il, la modestie ê vn soldat, q la vertu, c’est à dire q la magnanimité, mais il s’accomodoit de ce propos au besoin qu’il auoit: car il scauoit & pratiquoit tout le côtraire, come il a bien monstre par ses hauts exploits d’armes & fais heroiques: & neantmoins Auguste son nepueu, qui estoit d’vn naturel timide, estoit si prudent, que sa presence fit trembler toutes les legions Actiaques, ainsi que nous lisons en Tacite: faisant preuue que la prudence surpasse la magnanimité.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Est il necessaire que l’homme magnanime que les latins appellêt fortem, soit aussi robuste? </div2><div1>P. rien moins: car on void souuent que plus les hommes sont grands & robustes, moins ils ont de coeur & de courage: & la force est plus grande, plus elle est pressee, & se pert d’autânt plus qu’elle s’eted: <milestone unit="card" n="82"/> à ceste vertu sont opposites la peur, la crainte, l’estônement, le tremblement, l'horreur, la paresse, l’oisiueté, la langueur, la lâcheté, le desespoir, la fetardise, qui sont tous vices specifiez par les Stoiciens, & qui n'est pas besoin de remarquer par le menu, d'autant qu'ils sont assez cognus.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Qu'estce que temperance? </div2><div1>P. c’est la vertu qui retient les appetits vicieux & plaisirs deshonestes entre les barrieres de la raison: laquelle vertu est suiuie & accompaignee de côtinence, sobrieté, modestie, courtoisie, facilite, grace, douceur, amitié, bienueillance, pitié du mal, & resiouissance du bien d’autruy, auec vne certaine affection à toutes choses honestes: car toutes ces qualitez sont guidees par prudence. A celle vertu de temperance ou modestie est opposite l’intemperance, qui s’acompaigne d'ingratitude, gourmandise, friandise, yurongnerie, paillardise, ialousie, legereté, medisance, enuie, arrogance, impatiêce. or Platon acomparoit ces trois vertus Prudence, Magnanimité, & Temperance, au chariot attelé de deux cheuaux, guidé par le cocher, qui est la volonté, tenant les resnes de la raison en sa main: mais s’il aduient que le cocher lasche la bride, aussi tost les deux cheuaux tirassêt <milestone unit="card" n="83"/> le coche & le cocher par mons & par vaux, iusques à ce qu’ils se soyent precipitez, & fracassé le coche & le cocher auec tout l’attelage: il entend par les deux cheuaux la cholere & la cupidité.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Quelle proportion y a il entre la cholere, la cupidité, & la raison? </div2><div1>P. on peut aucunement faire telle comparaison entre la cupidité & la raison, qu’il y a entre les deux extremitez de l’octaue opposites l'vn à l'autre : mais entre la raison & la cholere, y a mesme difference qu’entre les deux sons de la quinte: & entre la cholere & la cupidité, telle qu’être les deux extremitez de la quarte: de sorte que ces trois proprietez de l’ame tenât chacun son rang de commandement & l'obeissance, il s’en ensuit vne tresplaisante & douce harmonie de toutes vertus, qui apporte à l'ame le vray repos & tranquillité tât louee & desiree des ancies philosophes.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Puisque la cupidité bestiale est plus esloingnee de la raison que la cholere, pourquoy estce qu'on ne pardonne plustost aux adulteres, larrons, incestueux, faussaires, qu’aux homicides & meurtriers qu’on excuse le plus souuent, encor que le crime soit beaucoup plus grief d'auoir osté la vie à vn homme que la bourse? </div2><div1>P. Parce que <milestone unit="card" n="84"/> l'homicide qui est fait en repoussant, ou en vengeant l’iniure, a quelque apparence de iustice, mais l’incestueux ou larron qui n’a receu aucun tort de celuy auquel il sait iniure, n'a aucune excuse de sa mechanceté.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Il me semble au contraire, que la cholere est vn aueuglement de l'ame du tout esloingné de la raison: & que les adulteres, larrons & faussaires semblent vser de grande prudence pour ioüir de leurs plaisirs & larcins. </div2><div1>P. La prudence est tousiours accôpaignee de vertus: or les faussaires n'ôt que la finesse & malice, qest d’autant plus à fuir que plus elle s’esloingne de la raison: mais l’appetit de vengeâce ne s’esloingne pas de propos deliberé de la raison, ains elle est transportée d’vne violence impetueuse, côme d’vne tempeste, & ne s’efforce pas tant de resister à la raison, que de prendre la vengeance que l'homme cholere pense estre raisonable, pour l’outrage qu’il a receu: toutefois on ne pardonne pas à ceux qui d’vn sang froid se disposent à tuer & assassiner: & encor moins s’ils tuêt pour donner ou receuoir plaisir ou profit de la mort d'autruy: car on ne peut dire qu'il y va de la cholere.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Le coche de Platon que vous auez figuré cy dessus, & le vase de Salomon, <milestone unit="card" n="85"/> autour duquel les figures de l'hôme, du lion, & du beuf estoyent grauees, me fait souuenir de la vision d'Ezechiel, ou le chariot celeste est tiré par quatre animaux, ascauoir l'homme, le lion, le beuf, & l'aigle: vous m'auez appris les trois premiers, mais ie ne scay q signifie l'aigle. </div2><div1>P. nous auôs dit q Salomon a signifié par les trois premiers, la prudence, la magnanimité, & la temperance: le quatrième, qui est l'aigle, semble signifier la sapiece qui éleue & rauit l'ame au plus haut qu'elle peut voler pour auoir la vision de Dieu: tout ainsi que l'aigle qui vole par dessus les nuees, & s’aproche le plus prez qu'elle peut du ciel, nourrissant ses yeux aux rayons de soleil, au lieu que les autres bestes rampâtes sur la terre souuent y perdent la veüe: & en ceste sorte la sapience tirera auec soy la science: toutefois il y a peut estre quelque plus haut secret, que l’interprete de la vision a declaré ne vouloir dire.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Si estce que nous retombôs tousiours à ce point la, que celuy qui a la sapience, la science, & la prudence, c’est à dire la pieté, la verité, la doctrine, il a le comble de toutes vertus: mais ie ne scay pourquoy Aristote a mis la verité comme vertu morale au milieu de la simulation & iactance. </div2><div1>P. cela <milestone unit="card" n="86"/> est incôpatible, à ce qu’il dit en autre lieu, q la verité est le propre sujet de l’intellect, & qu'elle a la fausseté pour son contraire: aussi les disciples d’Aristote sont d’accord que les vertus intellectuelles n’ont point de mediocrité, & ne sont point entre deux vices: mais quoy qu’on die de la verité, ce n’est point vertu de soy, non plus que le mensoge: car souuet on peut mentir honestemet, voire sainctement, & commettre crime capital a dire verité quand il faut mentir, comme si le meurtrier cherche le marchâd pour le tuer & voler, & qu’il demande à celuy q scait ou il est de iurer & le découurir, il seroit coupable de mort s’il disoit la verité: nous auons assez d'exemples en l'escripture saincte, mesmement des sages femmes, qui non seulement ont esté loüees, ains aussi ont receu loyer & benedictiô de Dieu pour auoir menti au Roy d'Egypte, affin de sauuer la vie aux enfans masles qui naissoyent.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Que dirons nous de la honte qu'Aristote a aussi mis entre l'impudence & stupidité? </div2><div1>P. Puisque Aristote l'auoit mise entre deux extremitez vicieuses, il ne debuoit pas la rayer de rolle des vertus, par les principes de mediocrité ou il s'est fondé. & la raison pourquoy il a rayee de nombre des vertus <milestone unit="card" n="87"/> est par ce que, dit il, la honte n’est pas bien seante à la vieillesse, & que toute vertu est bien seante à tout aage: ce qui n’a point d’apparêce, & seroit chose ridicule de chercher ny prudence ny science ny sapience en vn petit enfant: & neantmoins pour monstrer que la honte est la droite marque de modestie, nous voyons que nature ne la dône entre touts les animaux sinon à l'homme seul, comme a tresbien dit Ciceron. ô si les vieillars n'auoyêt la honte deuât les yeux, qu’ils feroyent vne perilleuse ouuerture d'impudence à laieunesse: mais on peut dire que la honte est loüable en choses louables, côme la verité & le mensonge.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Dirons nous donc pas aussi que l’amitié soit vertu, veu qu’il n’y a cité, ny maison, ny societé qui puisse sans icelle se maintenir, & mesme qui semble estre plus necessaire que la iustice, d’autant que l’amitié peut de soy conseruer les citez, familles, & societez en bon accord, sans autre forme de iustice, ce que la iustice ne peut faire sans amitié? </div2><div1>P. L’amitié n’est rien autre chose sans iustice, qu’vne coniuration de mechans lyez d’vne affection mutuelle pour faire mal: & tout ainsi que l’amour peut estre de choses honestes & deshonestes, aussi peut estre l’amitié: si ce n'est qu'ô saccordast de ce point, que <milestone unit="card" n="88"/> l'amitié ne peut estre que de choses louables & saintes, non plus que la societé, que la loy n'a pas voulu auoir lieu entre les voleurs, ny pour quelque mechanceté que ce fust: en ce cas l'amitié seroit vne belle vertu compagne de la iustice.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Il me semble que vous auez clairemêt & brieuemêt discouru de la nature des vertus, & des vices, du bien, & du mal, & de la felicité humaine: mais i'ay encor vn scrupule des vertus theologales, que les philosophes n'ont point touché, s’il vous plaist aussi m'eclarcir ce qui en est. </div2><div1>P. Les theologiens appellent les vertus theologales, qui nous sont infuses par la grâce de Dieu, & qui n'ot autre obiect ny respect que Dieu mesme.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Combien y en a il? </div2><div1>P. ilz en mettent trois, ascauoir la foy, l'esperance, & charité, ce qui n'est pas fort necessaire, tenant les fondemês que nous auons posez cy dessus.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy? </div2><div1>P. Parce que la charité ou amour diuin, qu'ils font la principale vertu, est fondee sur les principes de nature, qui nous montre clairemêt qu'il faut aymer de toute sa puissance ce grand Dieu eternel, createur & conseruateur de monde, tresbô & trespuissant: qui n'est autre chose que la <milestone unit="card" n="89"/> vraye sapience qui git en l'amour de Dieu tresardent, que les theologiens appellent charité, & Salomon l'appelle sapience & fruit de vie, comme nous auôs dit. & de dire que ceste vertu la est infuse diuinement, aussi sôt toutes les vertus & graces de Dieu, & generalement tout bien vient de Dieu.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Mais ceste vertu a Dieu pour seul obiecte, ce q n'ôt pas les autres, qui se rapportât aux actions humaines, ou sciences & arts mechaniques. </div2><div1>P. Tout ainsi q de tous fruits les premices, & de tous sacrifices la graisse, & de toute oblation certaine portion estoit bruslee, & sacrifiee à Dieu, & le surplus distribué aux sacrificateurs & ceux q faisoient l'oblation: ainsi de toutes vertus les premices appartienent à Dieu: le surplus aux hômes: & tout ainsi qu’il y auoit vn sacrifice de louange qu'on appeloit ola <milestone unit="card" n="in Hebrew letters"/> ou holocauste, qu'on brusloit entièrement à l'honneur de Dieu, sans que celuy qui le presentoit, ny le prestre en print rien: ainsi entre les vertus la sapience qu'ils appellent charité, se doibt du tout rapporter à l'amour de Dieu: car côbien que celuy qui donne au poure soit esmeu d’vne iuste compassion, & de payer au poure ce qu’il doibt par vne iustice naturelle: si estce que s’il dône pour enrichir sa maison <milestone unit="card" n="90"/> (d’autât qu’il n’y a mestier tant lucratif que le mestier de donner l’aumosne) il ne fait pas bien: car il doibt deuant toutes choses donner pour l’amour de Dieu: ainsi est il de toutes autres vertus, àscauoir de prudence, temperance, magnanimité, voire de toutes actiôs qui sont vicieuses ou imparfaites, si le premier sujet n’est fondé en l’amour de Dieu, encor que la fin se rapporte au profit, ou bien d’autruy. mais la sapiêce ou amour diuin a cela de spécial, qu’elle se rapporte du tout à Dieu: ce qui se fait quand l’hôme de bien est tellement saisi de l’amour diuin, qu’il n’a aucun esgard aux grands loyers, ny à la vie tresheureuse q Dieu asseure à ceux qui l’aiment:
& ne le craint pas pour la peur qu’il ait des tormens & peines infernales, que les autres craignêt: ains seulement pour la seule bonté & sagesse de Dieu il est raui à l’aimer, & si cet amour procedoit de la pure voloté & affection intérieure de l'homme, la vertu en seroit beaucoup plus grande & plus illustre que d’estre infuse diuinement, comme il faut iuger en cas pareil de la foy.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Comment l’entendez vous? </div2><div1>P. C’est que la vraye foy dépend d’vne pure & franche volonté, qui croit sans force d’argumens, ny de raisons necessaires: & qui est <milestone unit="card" n="91"/> en cela contraire à la science, qui est fondee en demonstration forcee & necessaire: or si la foy est forcee, ce n’est plus foy: & si elle est diuinement infuse, elle ne despend pas de la volonté interieure de l'homme, ce qui est principalement requis en la foy, ains du commandement exterieur: il y a donc plus de merite quad elle procede d’vne pure volonté, que quand elle est infuse, & qu’elle vient d’autruy.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Que vous semble de l’esperance? </div2><div1>P. ce n’est que la foy d’vne chose particuliere, côme celuy qui croid que les gens de bien seront sauuez, il croid aussi qu’il le sera s’il est tel, mais les Stoiciens ont rayé du nombre des vertus l’esperance.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Pourquoy? </div2><div1>P. d’autant que ceux qui tousiours abbayent aux biens à venir n’ont iamais de repos tant qu’ils esperent & attendent, & d’autant moins si les biens esperez sont longuemêt differez: s’il aduiêt qu’ils soyent troussez de ce qu’ils ont esperé, ils deuienent furieux & insensez. voila pourquoy le Stoicien disoit, que celuy qui tousiours espere, & n’est iamais côtent, est tousiours miserable. mais si nous prenons l’esperance pour la fiance que l’homme de bien a en Dieu seul, c’est à dire qui ne fait ny mise, <milestone unit="card" n="92"/> ny recepte des biens, ny des amis, ny des forces, ny de la santé, ny de son bon iuge- ment, ny du secours humain, quel qu’il soit, il peut dire qu’il a vne vertu des plus belles du monde, mais c’est tousiours ceste mesme sapience qui git en l’ardent amour de Dieu, qui ne peut estre s’il n’est accompagné de ceste fiance, & ceux qui s’appuyent & se fiêt és choses humaines, ils sont maudits, & declarez deserteurs: & semble que par vne vêgeance diuine le temple d’esperance qui estoit à Rome fut frape de foudre, & en fin bruslé & cousumé du feu celeste. mais d’auoir ceste ferme fiance ou esperance, ou amour ardent enuers Dieu, que nous auons dit estre le comble de sapience, il est bien difficile, & presque impossible, si Dieu mesme ne nous rauit à luy.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Mais c’est vne force quand Dieu rauit à soy quelqu’vn pour l’aimer, comme s’il ne deuoit pas l’aimer s’il ny estoit poussé, piqué, forcé, en quoy il me semble qu’il n’y a pas à lors grand merite veu que nous y deuons courir à toute force. </div2><div1>P. Tout cela est beau à dire, mais oyez ce que dit l’amie de ce grand Roy, aprez auoir remarqué ses rares beautez, ses grandes richesses, ses perfections & puissances, Tirez moy, dit elle mô <milestone unit="card" n="93"/> amy, & nous courrons ensemble: elle est bien enflammee d’vn ardent amour, si est ce neantmoins qu’elle desire & prie son amy de la tirer pour aller ensemble, & non pas deuant ny derriere.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Il me semble que c'est assez discouru de toutes sortes de vertus: mais vous ne m’auez pas encor montré, ce me semble, le chemin pour y paruenir, ny par quel moyen ie pourray obtenir l’intellect, que vous appelez le bon ange, & la sapience, science & prudence. </div2><div1>P. Le grâd Hippocrate, & aprez luy Platon disoit, qu’il y a trois moyês pour acquerir toutes sciences & vertus, ascauoir la nature, les regles, & l’exercice: mais le principal est de s’accoustumer dés la tendre ieunesse à tout honneur, fuir comme la peste les compagnies des moqueurs & mechans, suiure les hommes vertueux, & prendre plaisir à la vraye gloire, qui ne se peut acquérir que par actes vertueux, les autres regles ont esté remarquees cy dessus.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Que peut seruir la compagnie des ges de bien si la nature y resiste, qui ne peut estre forcee? </div2><div1>P. c’est bien l’aduis d’Aristote, mais le sage Lycurge legislateur des Lacedemoniens, montra bien le contraire au doigt & à loeil, par l’exemple de deux chiês <milestone unit="card" n="94"/> d’vn pere & d’vne mere, l’vn nourri à la chasse, l’autre à la marmite: ayant fait essembler le peuple, il fit mettre vn lapin & vne marmite, puis laschât les deux chiens, l’vn courut soudain aprez le lapin, & l’autre à la marmite, pour faire entendre à tout le peuple quelle consequence estoit la premiere nourriture. & si Theophraste a montré a veüe doeil que les plantes mesmes perdent leur nature sauuage, & s’adoucissent par la diligence & soin du bon laboureur, qui doubte que les hommes participans d’vn esprit diuin, ne se puissent amêder, flechir & changer? c’est pourquoy Demetrius Phalereus, des premiers hommes de son aage, escript que Demosthene quoy qu’il fust begue, & du tout inepte à parler en public, par exercice, neantmoins deuint le plus grand orateur de son aage. & si on redresse les ieunes arbrisseaux, quoy qu’ils soyent tortus, pour quoy les tendres esprits ne pourront ilz estre redressez s’acostans & se lians auec les vertueux hommes? mais pour leuer toutes les excuses des hommes laschez de coeur, qui accusent iniurieusement la nature, affin de reieter leur faute en celuy q est autheur de nature, il a dit haut & clair, Garde mes commandemens, & ilz te garderont: tu as <milestone unit="card" n="95"/> le bien & le mal, tu auras celuy qu’il te plaira: choisi donc le bien & tu viuras: voila la conclusion du grand legislateur à la fin de tous ses mandemens.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Mais ie voudroy bien scauoir vn chemin plus court & plus facile que celuy que vous auez dit, affin que ie puisse auoir ce bô ange, la sapience, science & prudence aussi tost comme Bezaleel, Daniel, Salomon, qui ont eu tout a coup ces graces si excellentes: ou si ie ne puis acquerir ces grands tresors de science, ny la prudence si grande qu’il est requis au maniment des affaires humaines, au fort que ie puisse auoir la sapiêce qui est le fruit de vie. </div2><div1>P. Ie scay bien que vous auez la mesme intêtion que tous ceux qui fuyent le labeur, & ne demandent que besongne faite. Escoutez donc le maistre de sagesse, I’estoy, dit il, ieune enfant de bon esprit, & d’vn bon naturel, ou pour mieux dire, estant bon ie trouuey vn corps qui n'estoit point soüillé : & quand ie cogneu que la sapience tiroit aprez soy les biens, les richesses, les plaisirs, l’immortalité, ie cherchey par tout s’il y auoit moyen de la trouuer, & m’adressant au Dieu etemel, ie luy fis la priere qui s’ensuit. Dieu etemel, & cet. Ce maistre de sagesse ayant obtenu ce qu’il desiroit, conuie vn chacun de faire comme luy, asseurant par ses escripts que Dieu donne la sapience, & que de sa bouche sort la science, & la prudence. mais il faut bien grauer en son esprit, que tous les saincts perso nages demeurêt d’accord, que le fondemêt & le comble de sapience git en la crainte de Dieu.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. le n’enten pas bien ce q vous voulez dire: car tantost vous auez dit que la sapience de Dieu git en son amour tresardent: & maintenant vous dites que la sapience git à craindre Dieu bien fort: comment peut on aimer ardemment la chose qu'on craint si fort? </div2><div1>P. Mais commet se peut il faire qu’on puisse aimer quelqu’vne ardéte assection si Ion n'a grâde crainte de l’offêser? voyez combien la mere creint offenser son petit enfant, qu'elle aime extrêmement: comment elle le nourrit délicatement en le baisant de touts cotez, & embrassant continuellement: & la peur qu’elle a de l’offenser tant soit peu, ce n’est pas la crainte qu’on a des ennemis, ou des tyrans, mais bien de ceux qu’on ayme tresaffectueusement. Or il y a deux choses en Dieu qui manquent à toute creature, & qui doiuent engrauer en noz coeurs l’amour tresardent, & la crainte <milestone unit="card" n="97"/> extreme de Dieu: c'est à scauoir vne bonté infinie, & vne puissance infinie: car il n’est pas moins bon qu’il est puissant: & n’est pas moins puissant qu’il est bon.mais d’autant que nous auons beaucoup plus de besoin de sa bonté que de sa puissance, & de sa douceur que de sa rigueur: pour ceste cause l’amour diuin doibt surpasser la crainte d’iceluy, & faut craindre l’offenser, non pas tant pour euiter la peine terrible de ses iugemes, que pour l’obligation d'amour que nous luy deuôs, & des biensfais infinis que nous receuons sans cesse de ses mains.combien que l’Epicure estoit daduis qu’on deuoit aymer Dieu pour sa bonté seulement, publiât à ses disciples qu’il ne failloit pas le craindre, & qu'il ne faisoit ny bien ny mal à personne.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Quel inconuenient aduiendroit il si on tenoit qu'il ne faut point craindre Dieu, mais seulement l'aimer tresaffectueusemet? </div2><div1>P. Il est impossible d’aimer celuy qu’on ne craint point offenser, comme nous auons dit: Or l'opinion de l'Epicure, homme detestable, non seulement aneantit l’amour diuin qui est inseparable de sa crainte: ains aussi en arrachant du coeur des hommes la crainte de Dieu, il arrache aussi toutes les <milestone unit="card" n="98"/> loix diuines & humaines, & rêuerse le fondement de toutes citez, empires, & societés, qui ne sont entretenues que par la crainte d'offenser Dieu: car si les princes & grâds seigneurs n’auoyent crainte que des magistrats, ausquels ils commandent, qui est-ce qui les empescheroit de mal faire? & si les meschans sujets ne craignoyent q les iuges & tesmoings, qui les retiendrait de faire mille mechancetez execrables à couuert? il faut dôc tenir pour tout résolu que la vraye sapience de Dieu git en son amour & en sa crainte: & d'autant que la plus part des hômes est plus retenue par la crainte que par l'amour, pour ceste cause la crainte de Dieu est beaucoup plus souuent recommandée, & trescouenable à la Majesté diuine, & tresnecessaire au salut de tous empires, estats, & monarchies.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. Suffit il d’auoir demandé à Dieu vne fois sa sapience? </div2><div1>P. il faut tant de fois, & si souuent la demander, que vous l’ayez obtenue, mesmes de grand matin, & principalement la nuit, lors que les autres sont fondus en tous plaisirs & voluptez, ou enseuelis de profond sommeil, c’est à lors que la priere a vne merueilleuse efficace enuers Dieu, c'est pourquoy ce diuin poête lyric disoit, <milestone unit="card" n="99"/> qu’il se leuoit à minuit pour chanter les louanges de Dieu. & en autre lieu en s'egayant il chante,
Sus donc ma langue ores reueille toy,
Psalterions leuez vous auec moy,
Au point du jour ie laisseray ma couche, le chanteray des doigts & de la bouche.
A quoy se rapporte ce que dit Salomon, que ceux-la trouueront sapience qui se leueront de fort grand matin pour la chercher. Et pour clorre ce discours, puis que vous estes bien né, & songneusement enseigné à tout bien & honneur, il faut bien prendre garde puis que rien ne vous manque, que vous seul ne manquiez à vous mesme.
</div1> <div2 type="textpart" subtype="section">F. I'ay beaucoup d'obligation enuers vous, mon pere, d'une si belle doctrine, & me doubte fort que ie mourray ingrat en vostre endroit, come disoit Furieux à l'Empereur Auguste, qu'il tenoit vne iniure de luy, l'ayant si fort obligé, qu'il estoit impossible qu’il ne mourust ingrat, parce que Auguste auoit sauué la vie à son pere, & vous m'auez donné ceste vie, & encor paré le chemin à vne autre vie bien plus longue, & plus heureuse.
Cet oeuure a esté acheué de traduire par l'autheur le second iour de Ianuier 1596.
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